dimanche 1 janvier 2012

Le Baron Rouge - Souvenir de guerres



 Merci à Panini Comics d'avoir édité cet ouvrage, en espérant que Dargaud
ne laisse pas ce titre disparaître des rayonnages...

Résumé :
Novembre 1969. Un journaliste américain, Edward Mannock, vient interviewer Hans Von Hammer, héros de l'aviation allemande, surnommé « le Baron Rouge ». C'est alors un vieil homme proche de la fin, qui attend la mort, solitaire, dans un institut en Allemagne. Alors qu'il transmet son histoire, il perçoit dans Mannock l'écho de ses propres souffrances de soldat. L'histoire du journaliste, rescapé du Viet-Nam et de l'ancien pilote se rejoignent. En six chapitres, qui sont autant de jours de visite de Mannock à Von Hammer, six tableaux se dressent, ressuscitant les spectres de la guerre, que chacun des deux hommes ne peuvent oublier. En conjurant ces mémoires douloureuses, l'un s'achemine vers la mort, tandis que l'autre cherche une route pour continuer sa vie.


À  première vue...
... on pourrait penser que la première chose qui frappe dans cet ouvrage est le graphisme. Il est vrai qu'on imagine difficilement que ces véritables peintures qui explosent à chaque case puissent supporter efficacement la narration d'une BD. Erreur, erreur ! Si effectivement le médium utilisé ne se prête pas à la retranscription de succession d'actions rapides, elles portent en elles une charge affective qui permet de transmettre, avec une rare intensité, les émotions et les impressions du récit. Et le sujet du Baron Rouge est loin d'être la mise en scène de l'héroïsme des soldats sur un champ de bataille. Ici, Georges Pratt parle d'humanité, et plus précisément de ce que la Guerre laisse aux hommes qui l'ont faite. 


Un témoignage prenant

Il faut avouer que les dessins, quoique parlants et redoutablement efficaces passent au second plan quand Von Hammer commence à parler. En quelques phrases, le vieil homme alité acquiert une épaisseur presque palpable. L'absence de décors de cette chambre de « maison paisible » laisse toute la place aux paroles de l'homme, textes porteurs de vécu qui sont autant de messages puissants. On écoute alors l'ancien soldat nous projeter dans son passé, en vision subjective mais avec le poids du recul sur soi-même et de l'expérience.





Chaque chapitre, introduit par une illustration et une citation littéraire se rapportant à la guerre, apporte une vision du conflit. Vision d'abord froide, globale, presque mécanique ; mais sur laquelle viennent se superposer le ressenti des « héros »face à la réalité, la peur, l'incrédulité face aux situations que le conflit engendre, l'incompréhension, et la résignation quand enfin le passé devient un cauchemar qui s'acharne à modeler le présent. La vision de la guerre n'évolue pas : elle se précise. Dès les premières cases l'horreur des combats est présente. Mais c'est au fil des pages que les souvenirs des soldats font toucher au lecteur une fantasmagorie qui prend de la substance au fur et à mesure que les personnages l'expérimentent. Droit dans ses bottes, Von Hammer ne la renie pas, pas plus qu'il tente de l'exorciser (ce qu'essaie de faire -en vain- Mannock). Il la fait sienne, sans chercher à la justifier. D'où un regard glacial et détaché, mais pourtant très impliqué dans la narration.


En parlant de dessin...

Graphiquement, le style se prête à merveille à l'histoire. On peut regretter la confusion des (relativement rares) scènes de combat, qui pour le coup ne sont pas bien servies par le dessin. Mais pour tout le reste, les pinceaux de Georges Pratt dépeignent avec une noirceur toute à propos la chambre de Von Hammer comme les champs de bataille. Le dessin se focalise sur l'essentiel, le faisant ressortir d'une manière toute subjective, à coup de cadrages et de gros plans incisifs et percutants. Les détails des visages, des objets, surgissent de la noirceur ambiante à coup de contrastes qui donnent à penser que ce n'est pas le dessin qui représente, mais bien le sujet qui s'extrait de la page. Ainsi, à certaines cases d'une précision chirurgicale succèdent la confusion de toute une planche, qui colle au contexte de manière littérale. L'intensité de la scène ressort alors beaucoup mieux que si le décor et l'action étaient représentés avec simplicité et clarté.


Loin d'être une énième bd sur la première guerre mondiale (et accessoirement sur le conflit du Viet-Nam), le Baron Rouge propose une plongée dans l'esprit de deux soldats, marqués par les atrocités de la guerre. D'une lecture fluide et prenante, cet album vous propose une traversée de l'Histoire, guidée par un personnage impressionnant tout autant que captivant, et d'une rare présence. Une réflexion philosophique plus qu'un cours d'histoire, et qui vaut plus pour les questions et impressions qu'elle donne que pour les faits qu'elle relate. A méditer d'urgence, donc.

Georges PRATT, Le Baron Rouge : par-delà les lignes, collection Vertigo, Panini Comics, 2010 (édité pour la première fois en 1990 aux USA par DC Comics)

PS : Et encore mille fois merci à yugen pour m'avoir mis ce bouquin entre les pattes, vu que ça faisait des années que je n'étais pas allé le chercher en librairie, shame on me !

mercredi 7 décembre 2011

Le Trop Grand Vide d'Alphonse Tabouret

qui prennent des risques en publiant des bd 
pas toujours "commerciales"

Résumé :
Un jour, un petit être presque insignifiant naît de la dernière pluie. Éveillé à la conscience, il découvre alors le monde sous le regard d'un gigantesque Monsieur, qui lui donne le nom -bizarre me direz-vous- d'Alphonse Tabouret. Alphonse, désormais quelqu'un, apprend à jouer, à vivre, sans que le moindre souci ne vienne entacher son horizon. Mais lorsque le gigantesque Monsieur finit par s'en aller, il se rend compte que quelque chose d'important a disparu : à qui Alphonse va-t-il pouvoir raconter ses journées, remplies de petites joies et de grands bonheurs ? Cette perspective, cette solitude, ne tardent pas à devenir insupportables. Alphonse se lance alors à la recherche de cet être qui lui manque, et parcourt le monde, avec un regard tout neuf et tout innocent, à la recherche d'un petit quelque chose qui va remplir sa vie. Dans cette quête, il va rencontrer de bien étranges personnages, tous uniques et tous très différents, incompréhensibles parfois. Mais Alphonse a beau voyager et découvrir, cela ne suffit pas. Et si la solution était l'amour ?



Merci à yugen pour m'avoir fait découvrir cet album
Et splendidement dédicacé par l'auteur, s'il vous plaît !



Sous forme d'un conte pour enfants, du récit initiatique d'un petit chose ingénu et plein d'enthousiasme, l'histoire se déroule tranquillement, sans heurts, au milieu d'un univers à la fois familier (éléments de décor, attitudes et comportement des personnages) et totalement merveilleux. Exit la réalité : les objets prennent des allures poétiques, les personnages n'ont aucune malice ni arrière pensée : ils sont ce qu'ils montrent et ce qu'ils paraissent être. Ici, tout est leçon de chose pour peu qu'on prenne la peine de s'y attarder. Notre petit héros, dont l'absence de but devient le moteur de son existence, avance résolument tout droit, sans bouder ni fuir ses expériences. Avec cette attitude, il ne peut que s'enrichir, et en aucun cas s'ennuyer.


Une forme originale...

Première surprise : le format. Pas vraiment l'image qu'on se fait d'un livre pour enfants ; d'ailleurs, si c'est un livre pour enfants, c'est un livre qu'un parent transmet à son enfant, séance de lecture après séance de lecture. Pas de découpage complexe, les illustrations et courts textes s'alternent, harmonieusement intégrés dans les pages afin de permettre de se plonger dans les images tout en « écoutant » les dialogues et les pensées des personnages qui apparaissent. Le plus souvent, les auteurs ont privilégié la simplicité graphique, et ont placé une illustration par page, sans jamais l'enfermer dans un cadre. Ils n'ont pas pour autant banni le format plus classique « BD » : certains passages offrent une séquentialité fluide et légère, que ce soit dans une même image que dessin après dessin. On peut donc aussi bien, au fil des passages, suivre des scènes d'action pleines de mouvement, admirer un beau dessin ou se plonger dans une illustration qui est comme une fenêtre ouverte sur cet univers merveilleux.



page 35 : on peut prendre l'histoire au premier degré - ou pas



Un dessin simple et attachant...
Le trait, quant à lui, est une ligne claire qui va à l'essentiel, sans détour inutile. Pas de couleur, pas de trame, pas d'aplats massifs. Les lignes semblent s'animer naturellement pour former personnages et décors. Pour autant, la limpidité du trait ne bannit pas le souci du détail ou de la case bien remplie. La forêt, par exemple, est foisonnante de petits traits qui la représentent remplies de formes et d'ombres, sans jamais pour autant la rendre obscure et effrayante. On peut dire que le dessin s'accorde au récit : à la fois très simple et compliqué, facile à lire et donnant pourtant amplement matière à réfléchir.


Au final...

Jolie histoire réconfortante et pleine d'idées, cette étrange histoire me fait irrésistiblement penser au Petit Prince de Saint Exupéry. Le héros a la même candeur de l'enfant qui découvre, et le même regard qui apprend sans dénaturer ce qu'il voit. J'apprécie tout particulièrement la poésie des jeux de mots incessants qui résultent du constant décalage entre ce que les gens attendent d'Alphonse et ce que lui comprend. Ne soyez pas sûrs-pris de cours par l'originalité pertinente de cette fable, qui s'attaque pourtant à des thèmes compliqués, et réussit à les rendre évidents, à défaut de simples. Un ouvrage tout publics, sans prétention et il faut le reconnaître pas mercantile pour un sou, mais qu'il serait vraiment dommage de ne pas découvrir et de ne pas faire partager. Loin des sirènes de la pub et du sensationnel, il mérite un vrai public. Que dire de plus ?

SIBYLLINE, CAPUCINE et Jérôme d'AVIAU, Le Trop Grand Vide d'Alphonse Tabouret, Collection Etincelle, Ankama, 2010.
 

lundi 10 janvier 2011

Astérios Polyp : du simple au compliqué




Résumé : New York. Un homme seul regarde la télé dans un appartement en désordre. Factures et vaisselle s'accumulent. Tout un coup, un éclair tombe, l'individu est obligé de fuir, n'emportant que l'essentiel : un briquet, un couteau suisse, une montre. Il s'agit d'Astérios Polyp.

Astérios est un architecte renommé. Ses théories et analyses architecturales en font un universitaire de premier plan, même si aucun de ses projets n'a jamais vu le jour dans la réalité. Monstre d'égotisme, il réinterprète en permanence le monde qui l'entoure pour qu'il coïncide avec sa propre vision des choses, tout en soignant son amour-propre. Il porte sur l'univers un regard à la fois intellectuel et théorique, mais surtout monstrueusement condescendant. Cependant voilà,  lorsque la foudre frappe son appartement, toutes ses archives, toute l'œuvre de sa vie, disparaît en fumée dans l'incendie qui suit. Désormais sans toit, sans preuve de son existence, et surtout seul, il prend le premier car qui vient pour recommencer sa vie. Il échoue ainsi au pied d'un garage dont le gérant, un grand gaillard un poil rustique mais très humain n'hésite pas une seconde à le prendre comme aide. Forcé à prendre du recul sur lui-même dans cette nouvelle vie, radicalement différente de l'ancienne, Astérios peut alors au regard de son passé rechercher de nouveaux objectifs pour continuer à exister. De cette exploration sans concession de lui-même, il ne peut ressortir que différent : et si au lieu de de briller par son érudition et son éclat, il se contentait de vivre par ses actions ?


A la lecture de ce gros ouvrage, on reste estomaqués par l'ampleur que prend le récit, dans sa forme et dans son fond. Sur le principe de l'histoire, rien à priori de très compliqué : on explore avec Astérios le passé, jusqu'à rattraper le présent. Mais la richesse des thématiques évoquées ainsi que la maestria graphique qui émaillent le fil du récit posent rapidement un problème majeur : si la BD se lit très vite, on peut regretter un foisonnement qui se cache derrière la simplicité du récit et qui empêche toute compréhension rapide des tenants et aboutissants de l'œuvre. Un détail par ci, un parti pris graphique par là... et différents éléments de l'histoire se font écho et ne manquent pas de donner l'impression qu'on a raté quelque chose. Et de fait, une lecture un peu plus poussée change un tantinet la vision globale des évènements...


Mais, d'abord, voilà une brève présentation des personnages : 
Difficile d'imaginer pire monstre d'égoïsme qu'Astérios. Brillant, reconnu, il ramène tout à lui, et occupe sans cesse le devant de la scène. Il ne supporte pas de ne pas totalement maîtriser une situation, de ne pas être le point focal de toutes les attentions. En contrepartie, il dégage un charisme impressionnant accompagné, disons-le, d'une bonne dose de talent. Mais il se contente aussi beaucoup d'auto-justifications, et se soucie assez peu de confronter ses théories à la pratique. Il lui suffit d'avoir raison - ou d'en être persuadé. L'incendie qui détruit toute son œuvre écrite lui fait prendre conscience de la vacuité de sa vie, question achèvement pratique et matériel.


On dit que les contraires s'attirent. Hana en est l'exemple parfait. Aussi discrète qu'Astérios est mégalo, aussi artiste qu'il est cartésien, aussi sensible qu'il est hautain, elle éprouve pour lui une admiration existentielle. D'où leur mariage. Mais petit à petit, elle ressent le besoin d'être reconnue pour elle-même, et non pas seulement par rapport à lui. L'arrivée du fantasque Willy « Chimère » va lui faire prendre conscience de ce besoin de liberté.


Parlons-en, de Willy « Chimère ». Petit, gros, pas spécialement distingué ni dans ses propos ni dans ses manières, Willy semble être l'antithèse d'Astérios. Toutefois le metteur en scène est, par bien des égards,  génial et exubérant. Il reste totalement insensible à l'univers d'Astérios, qu'il ignore royalement. Il propulse Hana (ainsi que tous ceux dont il a besoin) au premier rang de ses préoccupations. L'artiste, alors mise en valeur par son travail propre, sort de l'ombre de son mari et a l'impression de vraiment exister par elle-même.


Que dire de Stiff Major ? Il massacre allègrement le langage, confondant les mots sans le moindre remord. Grosse baraque, cœur d'or, paisible, il passerait presque pour un « brave gars ». Mais derrière ces apparences simplettes se cache une personnalité très pure, capable de porter sur les autres un regard sans jugement, et qui mène une vie simple, tout en étant profondément accomplie. L'inverse d'Astérios, intellectuel à outrance et excessivement superficiel.


Ursula Major est une personnalité incroyable. Difficile de l'imaginer vivre avec Stiff, mais encore une fois, les opposés s'attirent. Elle ressemble beaucoup à Astérios, avec un petit côté « Castafiore ». Personnalité imposante, elle aussi réinterprète le monde, mais du point de vue des esprits et de l'astrologie. Très cultivée, prenant soin de son apparence, elle est aussi très perspicace et reconnaît en notre héros une espèce d'alter-ego égaré sur le chemin de la vie.


La rencontre avec le compositeur Kalvin Kohoutek est l'élément déclencheur de la rupture du couple Polyp. Cet artiste diminué, passionné mais un poil bordélique s'exprime et vit totalement par son art. Si Hana l'admire, Astérios le raille, ne pouvant le comprendre. S'ensuit donc une argumentation  tendue, l'une forçant l'autre à prendre en considération la possibilité d'une altérité qui s'inscrit dans la matérialité et réfute la théorie. 

Les parents d'Astérios sont le symbole même de ce que la condition humaine a de pire. Inéluctabilité de la maladie, impuissance, dégoût de l'humanité, bassesse des pensées... Ramené à son statut d'humain (qu'il renie intérieurement) en leur présence (maladie du père, qui le cloue au lit dans un état végétatif), Astérios entretient face à eux des rapports d'attraction et de répulsion.






Il y a relativement peu de couleurs (en nombre) dans l'album. On peut alors s'interroger sur le parti pris de celles-ci :

Dès la couverture, des indices sont donnés sur l'utilisation des couleurs. Le bleu, carré, géométrique, correspond à Astérios. Le rose, moins angulaire et qui accepte les arrondis (ça ne vous fait pas penser à la tête du héros, ça ?), correspond à Hana, et de manière plus générale à l'amour fait chair que rencontre Astérios. Enlèverait-on l'une des deux que le titre deviendrait illisible. La relation entre Astérios et Hana est ainsi marquée par les traits et couleurs de vêtement (on peut ainsi voir Astérios avec une chemise rose et Hana avec un vêtement bleu). Le mélange de ces deux couleurs donne le mauve qui est la base de tous les dessins (au lieu du classique trait noir). La quatrième de couverture met en œuvre Astérios, les mains dans les poches, en couleur jaune... et si en réalité il ne s'agissait pas de lui ?




On se rend alors compte qu'on a oublié un personnage important de l'histoire, ou plutôt, qu'on l'a confondu avec un autre. Il s'agit d'Ignazio. Prenons le parti qu'il n'est pas juste un souvenir ou un intervenant  purement onirique, mais qu'il est en réalité une partie importante de la personnalité d'Astérios. (Astérios Polyp = Astérios Poly Personalities ?)  En effet, en y regardant bien, c'est un personnage actif de l'histoire. A l'évocation de la naissance des jumeaux, ces derniers sont présentés : Astérios, celui qui a survécu ; puis Igniazio, celui qui est mort, succédé par un « c'est moi » sans équivoque venant du narrateur. En partant de ce postulat on peut imaginer que la personnalité presque exclusivement intellectuelle d'Astérios bride la vie d'Igniazio, tout en la définissant. Ce dernier serait alors la source de toutes les théories de l'architecte, basées sur la dualité et la symétrie, et qui lui valent une reconnaissance mondiale. Sur cette base, le marqueur de personnalité d'Igniazio est donc en fait le jaune. A bien y regarder, cette couleur, celle de l'incendie (Igniazio-Ignition), apparaît dès l'ouverture de l'histoire, lors de l'intervention du narrateur (qui introduit Astérios, si on fait bien attention). Incendie « salvateur », qui achève de consumer (à la relecture du livre), la déchéance d'un héros devenu pitoyable et négligé. Dès lors, les rôles sont inversés : Igniazio prend la place d'Astérios, laissant finalement ce dernier sur le bord du quai de métro, et part commencer sa nouvelle vie. Il colonise les rêves de son hôte, alors réduit au rang de simple spectateur. Premier rêve apparaissant dans la narration : Astérios est alité dans un hôpital, et demande une cigarette (référence au père, dont Astérios a pris le briquet). Dès lors, le personnage devenu Igniazio, ne fume plus, et se sépare même du briquet paternel en le donnant à un ancien détenu. En y réfléchissant bien, au retour de sa descente aux enfers en forme de conte d'Orphée (et  sorte de résumé du parcours du héros depuis le sinistre de la situation initiale), c'est donc bien Igniazio qu'Astérios ramène du monde des morts, sous forme de l'incendie qui condamne Hana. Astérios , évoqué dans les souvenirs du héros tout au long de l'histoire, ne réapparaît ainsi vraiment qu'à la fin de l'ouvrage, suite à son accident (provoqué par la personne qui possède le briquet du fumeur de père d'Astérios). L'influence d'Ursula réveillera bien quelques-uns des aspects de la personnalité d'Igniazio, mais pas suffisamment pour empêcher Astérios de se précipiter vers son ancienne vie. A noter que sur les dernières pages, le code couleur est chamboulé... Jusqu'au coup de théâtre final, qui semble un tour du destin, mais au cours duquel le héros est rattrapé par lui-même (champ lexical lié aux prénoms, encore une fois...). Déterminisme, pas déterminisme : à vous de juger.



Graphiquement, il n'y a que quelques mots à dire : attention, génie ! Le trait est simple et extrêmement iconique. Mais cette simplicité, cette presque « ligne claire » est trompeuse. Il n'y a pas jusqu'aux dialogues dont le lettrage (merci Yugen) ne possède pas la régularité parfaite d'un traitement informatisé, ce qui autorise quelques petits débordements et onomatopées très discrets, le tout s'intégrant parfaitement à l'ensemble. Ainsi, l'image est soignée dans ses plus petits détails, l'auteur dissémine des indices, personnalise ses personnages par petites touches. Ainsi, si la couleur caractérise les personnages, il serait aussi intéressant de se pencher sur la forme des phylactères. D'autre part, on note quelques ruptures dans le trait : lorsque Hana est représentée sous sa forme dessinée « artiste » (multitude de petits traits), et lorsque Astérios est représenté sous sa forme « géométrique » (traits schématiques). On pourrait dire que l'amalgame des deux forme le style graphique général de l'ouvrage, tout comme leurs couleurs mélangées forment le mauve de l'ensemble. Autre dérogation à ce style : la métaphore du voyage d'Orphée aux enfers, composée de dessins plus sombres et torturés (avec une parenthèse purement géométrique lorsque « Orphée » décrit son malheur).



Pour conclure : voici un album qui se démarque de toute la production actuelle. D'abord au niveau de l'objet physique. Une couverture pour moitié toilée et pour moitié faite de carton brut, recouverte d'une jaquette partielle qui ne protège rien du tout mais sert seulement de support au titre et aux illustrations imprimées. Faute de moyens ? Impossible, quand on voit que les illustrations sont reprises en relief en première et quatrième de couverture, cachées derrière la jaquette... L'ensemble est horriblement fragile (les coins et la coiffe sont à la merci du moindre choc, et s'abîment rapidement). Il faut dire que le contenu est tout aussi atypique, avec un roman graphique (parce que le graphisme apporte une part non négligeable de la narration) qui déroule un récit de prime abord plein de froideur (après tout, le héros est expressif comme un caillou) mais en fait rempli de sensibilité. A lire, ne serait-ce que pour se faire une idée. Absolument.

David Mazzucchelli, Astérios Polyp, Casterman, 2010

Un cadavre, et un sofa : impressions d'été en errances

 (Merci aux éditions Paquet pour l'image)

Résumé : Dans un petit village de campagne, la disparition du petit Christian pèse sur tous les esprits. Résultat, Polo se retrouve seul à errer pendant les longues journées d'oisiveté... Jusqu'au jour où il rencontre Sophie, une adolescente de son âge. Avec elle, il va explorer deux nouvelles facettes de la vie : l'amour et la mort. L'amour avec la découverte du corps de Sophie, et la mort avec celle du corps (en décomposition) de Christian. Dans l'étrange temporalité de ces jours et nuits de vacances, assis sur le sofa de Sophie, Polo assiste, le temps d'un été, à la mort de son enfance.

Disons-le tout de suite, la collection Discover de chez nos amis de Paquet, celle qui « n'arrondit pas les angles » et qui est si reconnaissable avec ses petits formats aux coins arrondis... est une remarquable collection. Ici, nous avons un beau petit opuscule cartonné, bien fait, relié avec un fil pour marquer la page (s'il vous plaît !), agréable à tenir en main, bien présenté... Chapeau à l'éditeur. Ceci étant dit, passons au vif du sujet.

Première page, premier titre : le décor est planté. La campagne ; suite à la disparition de Christian, un enfant du village, Polo (le héros) se retrouve seul toute la journée dehors, sans même les habituelles brutes pour l'embêter. Au cours de ses déambulations, il rencontre alors une « nouvelle » : Sophie. Sophie est belle, très belle, même. Et puis elle aussi reste seule toute la journée. Ah ! Elle est aussi un peu bizarre ; tout comme Polo finalement... Ils s'entendent tout de suite bien. Commence alors un été décidément pas comme les autres, qui ressemblerait presque à un songe éveillé. Entre la sensualité mystérieuse de Sophie, la découverte, puis l'étrange fascination de nos deux héros pour le corps en pleine décomposition de Christian, des histoires de loup-garous et de vampire... Polo ne peut plus vraiment faire la différence entre ce qu'il perçoit et le réel. Qui a tué Christian ? Qui est réellement Sophie ? Quel lien l'unit à l'étrange voisin de Polo, elle qui adore les loups-garous et s'habille en vampire et lui qui adore les vampires avec un tatouage de loup-garou ? Seul un sofa peut témoigner de toute l'histoire. Il est le réceptacle des solitudes mêlées de nos deux (trop ?) jeunes héros qui se découvrent l'un-l'autre, au fil de soirées télé ou de soirées-frisson à contempler le cadavre abandonné de Christian, catalyseur de toute l'histoire. Histoire d'amour, aventure fantastique, intrigue policière, « Le Cadavre et le Sofa » est avant tout le récit ambigu d'une adolescence qui se découvre, dont le corps se transforme. Celui aussi d'une enfance qui meurt dans d'invraisemblables soubresauts, et puis de la vie qui n'est jamais toujours vraiment ce qu'elle semble être dans ces moments-là.



Côté narration, rien à redire : nous suivons le parcours de Polo comme on suivrait un film. Avec une alternance de séquences racontées en direct et de plans accompagnés par les pensées du héros en voix off, l'auteur réussit subtilement, mais à merveille à troubler les frontières entre l'objectif et le subjectif. Petit à petit, le récit glisse insidieusement dans un monde parallèle, jusqu'à donner une impression de normalité à des faits qui décidément ne peuvent pas y être rattachés. Difficile de ne pas se sentir entraîné pas l'histoire. On se retrouve à la limite du voyeurisme, confrontés aux sentiments bruts et aux pulsions mis en scène dans ce contexte de mort allié à la découverte de la sexualité. Difficile aussi de faire la part des choses face aux indices contradictoires que l'auteur éparpille dans un récit qui joue avec les poncifs du genre. On retiendra le rythme envoûtant d'une histoire vécue à la première personne, quelques scènes frappantes qui lui confèrent une force toute particulière, beaucoup de poésie et d'onirisme dans la retranscription des errances intérieures de Polo, et un final qui laisse la part belle à l'interprétation des lecteurs. Un espèce d'ovni cathartique et glauque, délicatement raconté. Un petit bémol, toutefois : le character design des personnages, associés au style graphique de l'auteur, donne parfois une impression de grande jeunesse ; ce qui pose la question (à la limite du tabou) de la sexualité des adolescents et/ou pré-adolescents, abordée ici sans détour.


Côté graphisme, le style très personnel de Tony Sandoval apporte un véritable univers au récit, qu'on n'imaginerait pas illustré autrement. On note une alternance de styles graphiques : tantôt des explosions douces et poétiques de formes et de tons en couleurs directes, tantôt des planches laissant un trait noir et sans concession nous immerger dans un réel presque sans nuances entre blanc et bleu. Le dessin laisse s'échapper une impression de douceur, une ambiance feutrée, qui contraste parfois fortement avec le sujet illustré. Il exsude un petit côté fantastique, irréel. La représentation des personnages, avec des têtes disproportionnées (par moment ouvertement caricaturales) et des bras parfois « fil de fer » ne laisse d'ailleurs aucun doute sur ce sujet. Mais certains objets du décor, certaines séquences enchaînant une succession de plans serrés et de gros plans apportent une dimension matérielle presque tangible dans cet univers à l'identité plutôt fantastique. Du côté mise en page, on oscille entre une organisation classique (cases bien distinctes les unes des autres), des illustrations en pleine page... et des planches qui jouent avec les cases, rapidement dessinées de traits imbriqués dans le dessin, qui s'échappent... L'auteur joue avec la construction des planches, alterne les techniques selon les séquences narratives du récit, utilise le blanc des marges pour bouleverser la structure même de la lecture. Toutefois de ces ruptures constantes émerge un équilibre, une cohérence, pour peu qu'on se laisse porter par le récit. Pour ceux qui adhèrent au style de l'auteur (mais je peux comprendre que sa forte identité puisse rebuter), l'ouvrage relève du chef d'œuvre graphique.

Pour conclure, on peut se questionner sur le mélange plutôt inhabituel des genres : fantastique ? Vampire ? Récit initiatique ? Rien de tout ça ? Tony Sandoval ne nous aide guère, en fin de compte, à démêler les questions entêtantes et parfois dérangeantes qui se posent à la lecture de cette bande-dessinée.

Tony Sandoval, Le Cadavre et le Sofa, collection Discover, Editions Paquet, 2007

Rechercher le bonheur et fuir sa vie...



Résumé : Trois jeunes actifs blasés par leur quotidien trompent leur ennui le soir dans les fêtes et dans l'alcool. Dignes représentants d'une jeunesse désabusée et incapable de se trouver des perspectives d'avenir, ils lâchent prise, sans toujours mesurer le risque qu'ils encourent de définitivement gâcher un bonheur qu'ils ont pourtant à portée de main.

Grigridédé, c'est l'histoire de trois potes, dans une province perdue au pied des montagnes. Mais c'est d'abord celle de Joey, jeune employé de boulangerie, timide, qui vit encore chez ses parents... et terriblement superstitieux. Les deux autres, ce sont Tonio, et Quentin. Fêtards, bons vivants voire gros buveurs... et dont le sens des responsabilités s'émousse au fil des bières ingurgitées. On doit reconnaître qu'ils aiment bien s'éclater, ces trois-là, comme beaucoup de jeunes dont la vie n'est pas spécialement exaltante. Quentin, surtout, s'enivre de fêtes, et n'hésite pas à tromper son ennui et sa femme dans les bras d'une régulière. Faut dire que sa passion, à Quentin, c'est la musique, et non pas les contrats d'Intérim foireux. Tonio, lui, habite un petit chalet au pied de la montagne. Il passe tous ses dimanches à faire des sculptures avec des objets de récup' ; ça l'aide à tenir le reste de la semaine, à l'usine. Tous les trois s'arrangent avec la vie, luttent contre leurs désirs et leurs insatisfactions, chacun à sa manière. Ils forment à eux trois les différentes facettes d'un même tout : Quentin l'extraverti charismatique, Tonio le bon sens stable et Joey l'ami sérieux.

En attendant que les choses bougent dans un sens ou dans l'autre, ils jouent avec les barreaux de leur prison quotidienne, le temps d'une murge, d'un pari idiot, et de quelques plans-drague sans subtilité et sans avenir. Rien n'est sérieux, là-dedans. C'est juste pour décompresser, exorciser les démons d'un frère toxico, de la solitude, du manque de reconnaissance. Et puis pour être ensembles, entre copains, sans se prendre la tête. Pour tuer le temps, quoi. Sauf que... à force de tenter le diable et de flirter avec les limites, on finit (presque) toujours par se faire rattraper par la vie. Et comment réagir, dans ces cas-là, lorsqu'on est un « adulescent » qui refuse de grandir ?



Vous me direz : qu'est-ce qu'il vient faire là-dedans, le grigridédé ? Ce n'est qu'un dé à coudre, collé sur un dé. Un porte-bonheur offert par Tonio à Joey, pour le remercier. Mais c'est aussi le témoin muet des drames de l'existence, et un symbole de la vie : selon qu'il est debout ou renversé, il apporte le bonheur ou il maudit.


par ordre d'apparition : le grigridédé -mode d'emploi-, Tonio, Joey et Quentin


Le récit est simple, linéaire. L'histoire n'a rien de compliqué, au contraire : elle est remplie de vécu, de sensations familières. Mais c'est justement parce qu'elle ne met finalement en scène rien d'exceptionnel qu'elle se fraie si facilement un chemin vers nos émotions. L'auteur raconte, ne cache rien, que ce soit la crudité du job de Quentin à l'abattoir, ou les sentiments désespérés de la femme trompée. Il n'y a pas de héros, pas de personnage particulièrement brave ou parfait. Ou alors, s'il y a des héros, ce sont tous ceux qui, avec les mêmes chances et malheurs que les autres, réussissent à se tenir debout et droits dans la vie, et ainsi à trouver leur bonheur. Un peu comme le grigridédé, peut-être ?



Graphiquement, rien de spectaculaire. Le trait est clair, sans trames, sans aplats., sans foultitude de détails. Il semble échappé d'un Rotring, et presque doté d'une vie propre. Les personnages sont reconnaissables, bien que leurs traits soient en fait très simples. On croirait presque voir un journal de bord, griffonné au jour le jour. Vous l'aurez compris, ici c'est le récit qui prime sur l'image. Pas ou peu de décors, on ne s'attarde que rarement sur une planche. D'ailleurs, on peut relever l'absence totale de cases : la lecture se fait le plus naturellement du monde, de dessin en dessin, de texte en texte. Pour autant, ce n'est pas parce que le trait va à l'essentiel narratif qu'il ne sais pas traduire, avec beaucoup de pudeur, de justesse et de poésie « l'esprit » de l'histoire, tout autant qu'il raconte ce petit bout de vie. Voilà qui fait remarquablement la différence entre un énième fait de société et un beau récit sur la vie.

 
Benoît Perroud, Grigridédé, Actes Sudl'An 2, 2008



mercredi 29 septembre 2010

Il y a très longtemps, sur l'immensité blanche des neiges Inuit...


 (Merci au Comptoir de la BD pour l'image)

Résumé : Adaptation d'une légende Inuit, Nerrivik raconte l'histoire d'une belle jeune femme. En âge de se marier, elle est éprise d'un homme que son père n'approuve pas. Ce dernier souhaite la voir mariée à un grand chasseur, capable de nourrir sa famille ! Mais le cœur peut-il s'accommoder de choix qui vont à l'encontre de ses inclinations ? Une légende triste, symbolique, sans leçon mais pleine de sagesse et peut-être trop incompréhensible pour notre civilisation... Une petite partie de l'âme du peuple Inuit dans son rapport à la nature et à la vie.


Nerrivik (parfois traduite Sedna) est la déesse de la mer chez les Inuits. Comment une belle jeune femme au cœur aimant incarne-t-elle cette déesse nourricière mais glacée ? Demandons à l'homme-chien, à l'homme-caribou, à l'homme ours et surtout à l'homme-oiseau ce qu'ils en pensent... Et puis il faudrait aussi demander à Anautalik, le père de Nerrivik, chasseur courageux et indomptable. Il pense à l'avenir de sa fille, avant tout, et peut-être un peu aussi à son propre prestige ; mais la question se pose : la raison  seule est-elle un argument suffisant lorsqu'il s'agit de former un destin ? Car il est facile de ressentir que parfois aussi, la force et le courage sont insignifiants face au désespoir d'une âme.


Illustrée par un dessin élégant et épuré, qui se découpe sur des pages blanches comme la neige, égrenée au fil des pages par une narration extérieure libérée du phylactère, servie par un découpage des planches qui est un modèle de séquentialité, retranscrite dans les cases par des cadrages inhabituels, l'histoire est prenante, captivante. Pour tout dire, elle se rapproche parfois plus de l'album par la qualité de son illustration et de sa mise en page, la limpidité de son rédactionnel. On peut admirer la construction de certaines planches, qui racontent avec une intention artistique évidente. En parallèle, d'autres passages sont épurés à l'extrême. La lecture est rapide, même si le rythme narratif est serein, voire lent. Mais ce conte merveilleux pour enfants, ce conte qu'on entendrait presque murmuré à nos oreilles pendant la lecture, ce conte est empli de l'esprit du peuple dont il est issu. Ainsi, tout en côtoyant le merveilleux, des scènes du quotidien Inuit se dévoilent-elles, dans la poésie des images. La fin de l'histoire, rapprochée aux évènements de 1953 (expulsion d'un groupe d'Inuits de ses terres ancestrales par le gouvernement danois) donne un ton grave et mélancolique à l'ensemble qui correspond bien à l'une des morales du conte : certaines choses, perdues, sont regrettées, toujours.

LAMY, Thierry / ROUSSE, Ana, Nerrivik, édition Les Enfants Rouges, 2009

mardi 28 septembre 2010

Le Musicien d'Oz, ou comme on aimerait que tous les classiques soient revisités


(Merci à Casterman pour l'image)

Résumé du tome 1 :
Dorothy et son petit ami sont mystérieusement emportés dans un monde imaginaire. Là, ils sont accueillis en sauveurs pour avoir écrasé le méchant et moche et pas beau et pas gentil (je me répète, là ?) Prince des Ténèbres. Oui : celui-là même qui avait décrété la musique interdite (d'où la flopée de qualificatifs élogieux, d'autant plus qu'ils sont mérités). Au cours de la fête de bienvenue organisée en cet / en son honneur, Dorothy, ado au caractère plutôt percutant, aidée par un état d'ébriété plutôt avancé, prend le micro et subjugue la foule. Son chant est plein d'énergie, à défaut de sens, de mélodie et de rythme. Désormais reconnue comme une grande chanteuse, elle part sur les chemins. Petit à petit, elle va former son propre groupe de rock avec une seule devise : porter la bonne musique aux quatre coins du drôle de pays dans lequel elle est tombée. L'histoire suivant la trame du Magicien d'Oz, Dorothy recrute des compagnons en cours de route : un bassiste impersonnel (le bûcheron de fer), la tête coincée depuis l'enfance dans un casque de scaphandrier, un guitariste-épouvantail sans cervelle, qui improvise et ne se rappelle jamais de rien, et un batteur à crinière de lion à la timidité maladive sur scène. Voguant d'épreuve en succès, notre ensemble se soude, forme un groupe d'amis, presque une famille... D'autant que, hasard ou pas, les trois nouveaux arrivants sont tous liés par leur passé, sans pour autant qu'ils s'en souviennent (fallait le faire).

(Casterman, encore...)
Résumé du tome 2 :
Après avoir triomphé au festival de la falaise, et avoir enfin reçu une reconnaissance officielle du public, le Dorothy's Band pensait être au début d'une merveilleuse histoire... C'est le moment que choisit un ancien sponsor de l'épouvantail, qui prétend avoir une clause d'exclusivité avec lui . Bilan : le groupe est orphelin de son guitariste, et doit faire sans. Heureusement qu'il y a des fans du Dorothy's Band partout, et même parmi les gens influents. Ainsi, suite à une procédure judiciaire rondement menée, le groupe peut enfin se reformer. Prochaine étape : passer une audition auprès du mythique label « Oz ». Ce qui se révèle vite dans les faits impossible, le prestigieux président de Oz étant inaccessible au commun des mortels. Ainsi, au lieu d'attendre des années une hypothétique rencontre, notre groupe prend le chemin du pays de l'Ouest dans le but de donner un concert, dont le retentissement pourrait leur ouvrir la voie vers Oz. Mais arrivé sur place, le quatuor déchante bien vite : une nouvelle princesse, copie conforme du méchant prince tout moche et pas beau du volume 1, interdit la musique (quoi ? c'est pas orginal ?). Bilan : presque tout le groupe se retrouve séparé et au trou, le lion étant même victime d'une balle perdue en pleine poitrine lors de l'arrestation (on rigole moins, tout d'un coup...).
A noter : Le bucheron de fer se retrouve confronté à un premier amour, et débute enfin le cheminement qui devrait le conduire vers l'acceptation de lui-même. (Tout ça pour dire que l'histoire, elle est aussi un peu psychologique, hein ?)
 
(et comme on change pas d'éditeur en cours de route... Casterman, toujours)
Résumé du tome 3 :
Désormais, tout le monde, sauf Dorothy, bénéficie d'une pension complète en prison. Là, l'épouvantail, à force de se frotter les yeux dans sa cellule obscure, devient aveugle. Toto, lui, est en butte à la violence de l'univers carcéral, tout ça par la faute d'un espèce d'hurluberlu arrêté en même temps que lui avec une guitare. Dorothy organise la contestation à l'extérieur, fait s'agiter les masses, mais c'est bien dans la prison que les choses évoluent : sous la houlette d'un bûcheron de fer qu'on ne reconnaît plus, tout le groupe se retrouve, et parvient à libérer le pays de l'Ouest du joug de la vilaine princesse. Une fois de nouveau libres et ensemble, nos musiciens sont  enfin convoqués par Oz. Mais cet entretien tourne vite court : Oz, loin de l'image qu'il donne de lui en public, leur révèle la vérité derrière la légende de la maison de production magique... et leur offre un super concert dans le pays du sud. Après ce concert en forme de révélation intérieure pour Dorothy, retour à la case départ : la réalité. Le come-back dans le monde réel est plutôt difficile, après ce rêve merveilleux... Mais toutes ses aventures relèvent-elles vraiment du domaine de l'imaginaire ?

Voilà des albums dont les couvertures m'avaient donné une impression de rock'n'roll attitude, d'histoire de musicos un peu déjantés à la Bremen. Puis la préface m'a donné un léger sentiment de déception, louant l'adaptation du classique magicien d'Oz (bla, bla, bla) par un talentueux jeune artiste coréen, lui même musicien traditionnel (pas vraiment ce à quoi je m'attendais, faut dire - ça m'apprendra à lire les préfaces). Et puis le dessin, tout en crayonnés plutôt bien faits d'ailleurs, m'a irrésistiblement fait penser à un blog, et je me suis dit que pour des pavés de 240 pages, si on adoptait le rythme narratif des blogs sur une seule et même histoire, ça risquait de pas le faire (c'était déjà le troisième effet kiss-cool). Puis enfin, les quinze-vingt première pages, tout en humour par l'absurde et surenchères de design graphique genre « monde imaginaire à la télétubbies » m'a fait conclure que bon, c'était joli et bien fait, mais que ça s'arrêtait là. Effet kiss-cool de trop, j'aurais pu en rester sur cette idée, après tout tout à fait fondée sur ce début de lecture. Mais le sort dont l'ironie (il me faut bien l'avouer ici) tourne parfois en ma faveur, m'a fait poursuivre un peu plus avant la lecture. Et grand bien m'en pris !

Il ne faut certes pas s'attendre à un compendium philosophique, ou à un album graphiquement expérimental. Pas non plus à une narration classique manwah ou manga ou franco-belge. Elle est un peu les trois à la fois. L'histoire non plus n'atteint jamais des sommets intellectuels qui justifieraient bac +9 pour en saisir toutes les subtilités (ce qui m'exclurait de fait - alors peut-être que j'ai rien compris à l'histoire en réalité). En fait, elle est remarquablement accessible.

Et surtout, ça se laisse lire ! L'univers graphique est plutôt élégant et suffisamment clair pour que ce soit agréable à suivre. Les personnages, qui ne se prennent pas la tête, ont suffisamment de recul sur eux-même pour sombrer du ridicule dans l'humour bon enfant. Il y a juste ce qu'il faut de suspense et de merveilleux pour que, d'une page à l'autre, notre bras aie le réflexe automatique de tourner la page sans que l'intellecture pense à l'interrompre. Et puis le comique ou l'originalité de certaines situations sont remarquablement exploités tant par la narration que dans la mise en image. Bilan : je me suis retrouvé à la fin du volume 2 quelque peu désappointé de n'avoir pas acquis le troisième...
Heureux hasard, en passant justement environ une heure après avoir écrit ceci chez mon revendeur de BD d'occase préféré, qu'est-ce que je trouve, orphelin, sur les rayonnages ? Suivant ce signe du destin, me voilà donc heureux propriétaire du troisième (et dernier) volume de la série. Volume que je m'empresse de lire, d'ailleurs. (...)
En voici un compte-rendu :
On retrouve avec plaisir l'univers de Dorothy, fait d'un étrange mélange de merveilleux et de réel. Le récit, beaucoup plus sombre et pesant prépare un lent retour vers la réalité. Mais qu'on se rassure tout de suite, le scénario n'est pas sans réserver quelques rebondissements plutôt bien trouvés, et quelques scènes d'humour. Sans oublier un bon petit nombre de dérapages loufoques et insolites qui égaient avec bonheur l'ambiance du récit. Ainsi par exemple, le dessin en mode « Picasso » chaque fois que les personnages sont figés de stupeur – hilarant ! L'auteur, tout en prenant l'essentiel du Magicien d'Oz original, ne s'est pas privé de porter sur le récit un regard contemporain, quitte à en changer quelques éléments de l'intrigue et de la morale. Que les âmes sensibles qui auraient pu craindre une issue tragique à l'ouvrage se rassurent : tout se finit bien (?) et l'épilogue « réalité », tout en couleur (et splendide au demeurant) laisse la porte ouverte à l'imagination et à l'optimisme.


Au final : le récit, rythmé par des chapitres très « la suite au prochain numéro » , est agréable à suivre, et peut être interrompu sans dommage. L'univers graphique et visuel du monde de Dorothy est tout à fait bien trouvé, et plein de douceur, sans pour autant tomber dans le guimauve « gnan-gnan», qui l'aurait réservé aux enfants. Au contraire, la fable s'adresse aux jeunes, mais aussi aux adultes qui ont gardé une petite part de jeunesse en eux (se sente visé(e) qui voudra), avec suffisamment d'auto-dérision pour ne pas non plus devenir oppressant. Une franche réussite !

HONG, Jac-ga, Dorothy Band, collection Kstr, Casterman, 2009