Une journaliste interroge un vieil homme, Gordon. Celui-ci a été garde du corps de la célèbre chanteuse Anja, et commence à raconter l'histoire de la jeune star, à une période méconnue de sa vie. Retour dans le passé : Anja est alors une ex-star de trente ans, retirée de la vie publique suite à un scandale, qui a eu lieu dix ans auparavant. Elle s'installe dans une belle maison, isolée dans la montagne. Gordon commence à narrer, du ton blasé du professionnel coutumier des caprices de millionnaires, une histoire surréaliste : sa cliente, jeune femme fragile dont la vie a jusque-là été réglée de A à Z par une mère plus qu'envahissante, vient de tout lâcher pour prendre sa liberté. Elle décide donc de rompre avec son passé, avec les ambitions égoïstes de sa mère, et confie à son garde du corps le soin de faire le lien avec le monde extérieur. Et justement, le jour de l'emménagement, Gordon repère une personne suspecte, qui ressemble à un paparazzi. Sauf que ce n'en est pas un. Il s'agit plutôt d'un fan, Will, habitant le village voisin. La jeune star décide alors (folie exhibitionniste ou caprice de riche désoeuvrée?) de mettre en place un jeu de voyeurisme partagé avec cet inconnu. Le marché est le suivant : Will a toute latitude pour observer Anja depuis une cache qui est spécialement aménagée pour lui, tandis que cette dernière fait installer une caméra, branchée 24 heures sur 24 dans le salon du jeune homme. Commence alors une relation très particulière : les deux protagonistes s'observent mutuellement en cachette. Pour Will, c'est la fascination malsaine que suscite l'accès privilégié à la vie privée d'une personnalité célèbre et séduisante. Le « contrat » librement proposé par Anja et la possibilité qu'il a de cesser ce jeu à tout moment balayent ses scrupules et l'entraînent dans une spirale stérile de spectateur/voyeur totalement passif et dépendant. Il est peu à peu pris au piège d'une véritable addiction, d'un amour virtuel et sans espoir qui détruit sa vie réelle. Cet être « ordinaire » est ainsi victime d'un star system médiatique monté uniquement pour lui, prenant ce qu'on lui accorde, des reflets d'une vie privée soigneusement étudiés et mis en scène. Tout est artificiel : la vie privée de la jeune femme est ainsi délimitée entre espace « public » de représentation, visible depuis l'extérieur, et en coulisses.
Pour Anja, Will sert de public acquis à sa cause (et donc soutien moral) invisible lorsqu'elle reçoit des fantômes de son passé. Mais il est aussi l'échantillon-type de ses admirateurs, un échantillon dont elle peut observer à loisir les réactions à sa vie privée,ses séductions et provocations. On se rend peu à peu compte que la jeune femme apprend à mettre en scène sa réalité privée, se protégeant derrière un rôle d'actrice de sa propre vie, qu'elle était jusque-là incapable d'assumer. Elle prend conscience de son potentiel de fascination, et apprend qu'elle peut choisir de prendre le contrôle de son image au lieu de laisser cette dernière la contrôler. Cette année à la montagne est donc une année chrysalide, une transition vers un retour à la scène qui fait écho aux blessures du passé.
Sous ses faux airs d'échange équitable, c'est une relation à sens unique, un vampirisme de l'esprit qui s'opère entre Will et Anja. Le jeune barman, spectateur captif, se retrouve à cautionner et nourrir le pouvoir de la jeune femme, qui le manipule et le détruit. L'un perd sa vie, tandis que l'autre projette de faux rêves. Là où Anja ne montre qu'une sincérité mise en scène, Will s'engage complètement. Nous ne sommes plus dans une relation d'échange et de séduction, mais bien dans un rapport d'offre et de consommation, qui n'est p
as sans rappeler les mirages et fantasmes proposés sur Internet, dans la presse « people ».
Thomas Cadène nous propose un récit sous forme d'enquête journalistique et policière sur la vie d'une star. La quatrième de couverture, qui donne la définition du titre de l'ouvrage accompagnée d'une iconographie sombre et pluvieuse, le ton grave ou nostalgique des personnes interrogées nous plongent tout de suite dans l'ambiance. C'est pas joyeux-joyeux. Le récit tend vers un dénouement que tous les intervenants connaissent, et qui concerne une période très précise de la vie de cette (alors) jeune chanteuse, alors qu'elle s'était retirée de la vie publique suite à un scandale. L'auteur nous distille donc peu à peu des éléments de la biographie de sa création. Le temps du récit est savamment déconstruit : nous suivons en parallèle des scènes du passé et les commentaires des personnages narrateurs. Ponctuellement, le récit se focalise sur ces derniers. On reconnaît ces moments de retour au témoignage brut par la position des cases (toujours au début ou à la fin des planches) et aux couleurs soigneusement neutres et ternes choisies (gris pâle, bleu) qui donnent un aspect dépouillé et presque « clinique » à la version des faits rapportée « en direct ». Le reste du temps, l'ouvrage est une succession de flashbacks qui se succèdent, retraçant l'historique d'un drame non évoqué, mais que le lecteur ne peut s'empêcher de pressentir dans une constante surenchère de petits évènements. C'est ainsi que s'ébauche, paradoxalement toujours selon le regard de tiers, la vie du personnage principal, dont le point de vue est résolument absent. Nous sommes spectateurs, scotchés au récit, fascinés par ses aspects « sensationnels » et déroutants, placés en situation de voyeurs plus que de lecteurs, subissant une histoire mise en scène par les témoins. La réflexion est pertinente sur la place du sensationnel dans la communication, sur l'aspect éminemment destructeur de certains contenus médiatiques détournés et sur la manipulation permanente de l'image proposée par toutes les personnes publiques.
Pour ce qui est du graphisme, il est préférable de ne pas s'attarder sur la première de couverture (qui a des faux airs de « Sin City » - le film) qui ajoutée au titre a un aspect plus racoleur qu'autre chose. D'accord, c'est le sujet du livre, mais quand même... Il suffit de feuilleter quelques pages pour prendre la mesure du dessin, tout en petits traits rapides et très expressifs surlignés par des aplats de couleurs photoshoppés. Si l'impression générale peut paraître un peu brouillonne et imprécise, on se rend vite compte de l'expressivité remarquable des personnages. C'est sûr, il ne faut pas chercher la gravure de mode ou le dessin léché jusqu'au moindre détail dans cet album. Il s'agit plus de dévoiler un aspect plus terre à terre, moins reluisant mais plus réaliste des personnages. Le dessin se fait vecteur de sensations, de sentiments, donnant une impression de sincérité et de vie des personnages. Le cadrage, lui, à quelques rares exceptions près, classique et privilégie l'efficacité de la narration. Derrière une fausse simplicité, il réussit admirablement à démêler les différentes temporalités du récit, et accompagne avec discrétion et toujours à propos le rythme du récit.
Au final, donc, une bande dessinée captivante, originale, et qui mérite vraiment le détour de par la qualité de son récit et des réflexions proposées. Si le contenu n'est pas spécialement tout public, on est loin de la débauche de scènes crues que le titre aurait pu laisser présupposer... Une BD à ne surtout pas rater !
CADENE, Thomas, Sextape, Casterman, collection KSTR, 2010