mercredi 28 avril 2010

Sextape : vous ne regarderez plus jamais les stars comme avant...

"SEXTAPE : Une sextape est une vidéo privée qui présente une célébrité dans un contexte sexuel, avec ou sans partenaire(s) et diffusée via Internet de manière non contrôlé auprès d'un public pour lequel il (sic) n'est officiellement pas destiné."


(Merci à Casterman pour l'image)

Une journaliste interroge un vieil homme, Gordon. Celui-ci a été garde du corps de la célèbre chanteuse Anja, et commence à raconter l'histoire de la jeune star, à une période méconnue de sa vie. Retour dans le passé : Anja est alors une ex-star de trente ans, retirée de la vie publique suite à un scandale, qui a eu lieu dix ans auparavant. Elle s'installe dans une belle maison, isolée dans la montagne. Gordon commence à narrer, du ton blasé du professionnel coutumier des caprices de millionnaires, une histoire surréaliste : sa cliente, jeune femme fragile dont la vie a jusque-là été réglée de A à Z par une mère plus qu'envahissante, vient de tout lâcher pour prendre sa liberté. Elle décide donc de rompre avec son passé, avec les ambitions égoïstes de sa mère, et confie à son garde du corps le soin de faire le lien avec le monde extérieur. Et justement, le jour de l'emménagement, Gordon repère une personne suspecte, qui ressemble à un paparazzi. Sauf que ce n'en est pas un. Il s'agit plutôt d'un fan, Will, habitant le village voisin. La jeune star décide alors (folie exhibitionniste ou caprice de riche désoeuvrée?) de mettre en place un jeu de voyeurisme partagé avec cet inconnu. Le marché est le suivant : Will a toute latitude pour observer Anja depuis une cache qui est spécialement aménagée pour lui, tandis que cette dernière fait installer une caméra, branchée 24 heures sur 24 dans le salon du jeune homme. Commence alors une relation très particulière : les deux protagonistes s'observent mutuellement en cachette. Pour Will, c'est la fascination malsaine que suscite l'accès privilégié à la vie privée d'une personnalité célèbre et séduisante. Le « contrat » librement proposé par Anja et la possibilité qu'il a de cesser ce jeu à tout moment balayent ses scrupules et l'entraînent dans une spirale stérile de spectateur/voyeur totalement passif et dépendant. Il est peu à peu pris au piège d'une véritable addiction, d'un amour virtuel et sans espoir qui détruit sa vie réelle. Cet être « ordinaire » est ainsi victime d'un star system médiatique monté uniquement pour lui, prenant ce qu'on lui accorde, des reflets d'une vie privée soigneusement étudiés et mis en scène. Tout est artificiel : la vie privée de la jeune femme est ainsi délimitée entre espace « public » de représentation, visible depuis l'extérieur, et en coulisses.

Pour Anja, Will sert de public acquis à sa cause (et donc soutien moral) invisible lorsqu'elle reçoit des fantômes de son passé. Mais il est aussi l'échantillon-type de ses admirateurs, un échantillon dont elle peut observer à loisir les réactions à sa vie privée,ses séductions et provocations. On se rend peu à peu compte que la jeune femme apprend à mettre en scène sa réalité privée, se protégeant derrière un rôle d'actrice de sa propre vie, qu'elle était jusque-là incapable d'assumer. Elle prend conscience de son potentiel de fascination, et apprend qu'elle peut choisir de prendre le contrôle de son image au lieu de laisser cette dernière la contrôler. Cette année à la montagne est donc une année chrysalide, une transition vers un retour à la scène qui fait écho aux blessures du passé.

Sous ses faux airs d'échange équitable, c'est une relation à sens unique, un vampirisme de l'esprit qui s'opère entre Will et Anja. Le jeune barman, spectateur captif, se retrouve à cautionner et nourrir le pouvoir de la jeune femme, qui le manipule et le détruit. L'un perd sa vie, tandis que l'autre projette de faux rêves. Là où Anja ne montre qu'une sincérité mise en scène, Will s'engage complètement. Nous ne sommes plus dans une relation d'échange et de séduction, mais bien dans un rapport d'offre et de consommation, qui n'est p

as sans rappeler les mirages et fantasmes proposés sur Internet, dans la presse « people ».

Thomas Cadène nous propose un récit sous forme d'enquête journalistique et policière sur la vie d'une star. La quatrième de couverture, qui donne la définition du titre de l'ouvrage accompagnée d'une iconographie sombre et pluvieuse, le ton grave ou nostalgique des personnes interrogées nous plongent tout de suite dans l'ambiance. C'est pas joyeux-joyeux. Le récit tend vers un dénouement que tous les intervenants connaissent, et qui concerne une période très précise de la vie de cette (alors) jeune chanteuse, alors qu'elle s'était retirée de la vie publique suite à un scandale. L'auteur nous distille donc peu à peu des éléments de la biographie de sa création. Le temps du récit est savamment déconstruit : nous suivons en parallèle des scènes du passé et les commentaires des personnages narrateurs. Ponctuellement, le récit se focalise sur ces derniers. On reconnaît ces moments de retour au témoignage brut par la position des cases (toujours au début ou à la fin des planches) et aux couleurs soigneusement neutres et ternes choisies (gris pâle, bleu) qui donnent un aspect dépouillé et presque « clinique » à la version des faits rapportée « en direct ». Le reste du temps, l'ouvrage est une succession de flashbacks qui se succèdent, retraçant l'historique d'un drame non évoqué, mais que le lecteur ne peut s'empêcher de pressentir dans une constante surenchère de petits évènements. C'est ainsi que s'ébauche, paradoxalement toujours selon le regard de tiers, la vie du personnage principal, dont le point de vue est résolument absent. Nous sommes spectateurs, scotchés au récit, fascinés par ses aspects « sensationnels » et déroutants, placés en situation de voyeurs plus que de lecteurs, subissant une histoire mise en scène par les témoins. La réflexion est pertinente sur la place du sensationnel dans la communication, sur l'aspect éminemment destructeur de certains contenus médiatiques détournés et sur la manipulation permanente de l'image proposée par toutes les personnes publiques.

Pour ce qui est du graphisme, il est préférable de ne pas s'attarder sur la première de couverture (qui a des faux airs de « Sin City » - le film) qui ajoutée au titre a un aspect plus racoleur qu'autre chose. D'accord, c'est le sujet du livre, mais quand même... Il suffit de feuilleter quelques pages pour prendre la mesure du dessin, tout en petits traits rapides et très expressifs surlignés par des aplats de couleurs photoshoppés. Si l'impression générale peut paraître un peu brouillonne et imprécise, on se rend vite compte de l'expressivité remarquable des personnages. C'est sûr, il ne faut pas chercher la gravure de mode ou le dessin léché jusqu'au moindre détail dans cet album. Il s'agit plus de dévoiler un aspect plus terre à terre, moins reluisant mais plus réaliste des personnages. Le dessin se fait vecteur de sensations, de sentiments, donnant une impression de sincérité et de vie des personnages. Le cadrage, lui, à quelques rares exceptions près, classique et privilégie l'efficacité de la narration. Derrière une fausse simplicité, il réussit admirablement à démêler les différentes temporalités du récit, et accompagne avec discrétion et toujours à propos le rythme du récit.

Au final, donc, une bande dessinée captivante, originale, et qui mérite vraiment le détour de par la qualité de son récit et des réflexions proposées. Si le contenu n'est pas spécialement tout public, on est loin de la débauche de scènes crues que le titre aurait pu laisser présupposer... Une BD à ne surtout pas rater !


CADENE, Thomas, Sextape, Casterman, collection KSTR, 2010

le blog de l'auteur

mercredi 21 avril 2010

Du paradoxe du passé oublié qui hante


(merci aux éditions Dargaud pour l'image)

Aïda, jeune femme, étudiante, fuit Bologne et un amour déçu pour rejoindre Trieste, la ville de sa famille maternelle. Elle se « réfugie » dans un look gothique et dans l'appartement de ses grands parents décédés, pour faire le point et se remettre en question. Là, rien n'a bougé depuis la mort des propriétaires, mais quelle n'est pas la surprise d'Aïda lorsqu'elle voit feu son grand père sortir tranquillement, et se rendre à la taverne... Le monde des morts et des vivants semble s'entremêler : entre la folie des fêtes de la jeunesse italienne de Trieste, et l'obscurité envoûtante de ses rues dans la nuit, peuplées d'ombres et de fantômes, la jeune gothique rencontre le ténébreux Nino, qui semble prisonnier de quelque chose, hors du temps... et qui a oublié jusqu'à sa propre existence.

« -un mort ne peut pas résoudre un problème qu'il avait de son vivant...

-alors c'est toujours les vivants qui paient les pots cassés ?

-je crains que oui, ma chérie... peut-être est-ce pour ça qu'on revient parfois... »

Désormais, Aïda porte sur elle le poids du destin de Nino, qui n'est autre que son grand-oncle perdu de vue à la veille de la seconde guerre mondiale par sa famille. Ayant oublié son passé, il hante solitaire les rues de la ville. A la frontière entre vivants et morts, la jeune femme remonte les traces d'un passé solitaire et caché, fait de traumatismes et des coups durs de la vie. Elle accompagne Nino dans l'évocation de sa disparition, revit avec lui ses derniers jours, lui donne le courage de faire face plus d'un demi-siècle plus tard à cette période de sa vie qu'il avait fui jusque-là. Période sombre, peuplée d'angoisses rapportées des tranchées et marquée par le constat destructeur de son incapacité à recommencer une vie normale. Aïda, à la fois guide et prise à témoin, bute sur le passé de sa famille, qui fait intimement écho à sa situation personnelle. La rédemption de Nino devient alors la sienne. Elle est autant hantée qu'elle hante une époque et un esprit qui auraient dû retrouver le repos dans l'oubli. Un lien très fort s'établit entre l'héroïne et le passé, qui ne se contente pas d'être une recherche, mais qui est bien une rencontre entre ce qu'elle est et ce qui la compose : son histoire, sans laquelle elle n'existerait pas. La question peut se poser : faut-il se souvenir de tout ?

On note avec tendresse l'humour décalé lié à la présence des grands-parents fantômes, qui coexistent tant bien que mal avec la jeunesse délurée des amies d'Aïda. L'image de Trieste, énigmatique, romantique à souhait pose un cadre feutré à l'histoire, et la ville, ses décors, ses sculptures, superposant passé ré invoqué et présent délabré, apporte une impression de complicité entre le lecteur, et les protagonistes, qui trouvent dans cette ville fantastique et rêvée un lieu commun dans lequel placer une histoire qui ne l'est pas moins. Beaucoup de poésie et de sensibilité dans le récit, sorte de promenade intérieure dans le passé.

Le graphisme réussit à merveille à marier fantastique et réalisme, impression de passé et modernité. Très expressif, il parvient tout aussi bien à exprimer avec subtilité le mal-être des personnages et à donner une épaisseur au cadre de l'histoire (décors, ville de Trieste). Le découpage, tantôt classique, tantôt complètement désarticulé est toujours adapté au ton du récit, et souligne avec à propos l'aspect « désorienté » de l'état d'esprit d'Aïda et le côté fantastique (au sens qu'on ne sait pas vraiment ce qui est vrai) de l'histoire. De grands aplats de noir, éclaboussés de taches de lumière ou griffés par des

touches de gris accompagnent cette ballade nocturne et donnent une sensation d'envelopper l'histoire, supprimant détails et perspectives lointaines. Loin de mettre mal à l'aise, ce parti pris graphique donne un ton intimiste et chaleureux à l'histoire. Les nombreuses cases représentant des décors contribuent aussi à nourrir cette ambiance, tout en imprimant un rythme posé à la narration. Le lecteur peut avoir ainsi l'impression de déambuler dans l'ambiance feutrée d'un songe éveillé – très reposant...

La conclusion, assez conventionnelle, évite l'écueil de la surenchère dans le fantastique comme de l'excès de pessimisme, et donne au contraire une note très vivante et sensée au tout. Les quelques pages de documentation (textes, croquis de l'auteur et photographie) permettent à l'auteur de s'expliquer sur le choix des thèmes et sur sa passion pour Trieste. Du coup, on irait volontiers y faire un tour !

VINCI, Vanna, Aida à la croisée des chemins, Dargaud, 2008 (édité pour la première fois en italien en 2003)


mardi 20 avril 2010

Au détour d'une balade, voici l'esprit de la forêt



(merci aux éditions Milan pour l'image)

Tout commence un peu comme dans le « Voyage de Chihiro » : une petite fille un peu amère dans la voiture de ses parents (ici, pour cause de récente désertion maternelle, il n'y a que le père) en route vers une destination inconnue. Puis il y a un tunnel, et tout change ; la ville cède la place à une campagne au doux parfum de nostalgie et d'authenticité, parsemée de rizières, de forêts, de chemins de terre... Vous voyez l'ambiance ! Seulement, Miyori nous fait du haut de ses onze ans un sacré numéro de fille blasée et un peu hors de la réalité, qui se raconte des histoires avec moults accents mélodramatiques et envolées lyriques. Son père, un brave type mais complètement hors du coup, ne fait manifestement pas le poids lorsqu'il s'agit de concilier vie professionnelle et fille à charge avec option auto-complications intégrée. Toujours est-il qu'il laisse Miyori entre les mains bienveillantes de sa grand-mère. Et pour Miyori, qui n'était jamais revenue dans le village natal de son père depuis ses un an (à moins qu'on dise « depuis son un an » ?) doit faire face à un brusque départ à zéro. Qu'importe ! La fillette a suffisamment de caractère pour faire face ! Oui, mais est-elle vraiment préparée à rencontrer des esprits de la forêt qu'elle seule peut voir ? A l'occasion d'une balade en forêt, nous nous retrouvons plongés avec elle et avec beaucoup de poésie dans une réalité parallèle, peuplée de petits esprits indolents ou farceurs, inoffensifs et craintifs, qui se cachent habituellement dans l'ombre des pas du promeneur. Les personnages, bien différenciés, ont tous leur caractère propre (pas toujours très approfondi, mais suffisamment) et peuplent fort agréablement l'histoire et les pages, avec un présence graphique tout en postures et regards bien travaillés. On apprécie les petits détails, les petites scènes et les moments presque contemplatifs qui modulent le rythme de l'histoire et délimitent le temps des hommes et le temps des esprits.

On pourra certes reprocher à l'histoire quelques facilités scénaristiques (quoi !? La grand-mère a une collection d'outils de chaman dans le grenier ? - Hein ? La forêt est menacée par un méchant barrage hydraulique ?) ou une conduite enfantine (et donc volontairement irrationnelle et simpliste) du récit. Mais bon ! L'héroïne est une fillette, les entités auxquelles on a affaire ne se formaliseront sûrement pas d'un traitement pas pointilleusement réaliste... Et le propos de l'histoire n'est pas de monter un thriller psychologique dont le moindre non-dit est inattaquable par un esprit cartésien mal placé. Ici, c'est l'intention qui compte, le ressenti, la justesse des personnages et la poésie de tout ce petit monde issu du folklore animiste japonais. Ajoutons à ça la thématique de l'enfant confrontée à une cellule familiale sur laquelle elle ne peut pas compter, à une mère irresponsable et à un manque de repères et nous avons un ouvrage ma foi fort sympathique, qui ne relève pas du chef d'œuvre mais qui ne peut pas faire de mal, et remplit plus qu'honorablement son contrat de belle histoire pour tous âges.

Ne jugez pas le dessin sur l'unique vision de la couverture en couleur (celle-là ne me convainc pas tout à fait). Le graphisme de l'ouvrage, tout en noir et blanc, dégage une espèce de (fausse) simplicité et une évidence qui le rend tout à fait approprié au récit. Pas de grands aplats noirs, pas d'utilisation excessive des trames ou de cases surchargées de détails. Pas non plus de cadrages compliqués ou d'explosions d'action en pleines pages. Non. Comment dire... Le dessin, tout en petits traits de plume, donne à la fois une impression de minutie et d'inachevé. Il en résulte des images un peu vaporeuses, parfois un peu figées, mais qui servent à merveille la narration et l'ambiance « surnaturelle » de la forêt de Miyori.

ODA, Hideji, La Forêt de Miyori, Editions Milan, collection Kankô, 2008