mercredi 21 avril 2010

Du paradoxe du passé oublié qui hante


(merci aux éditions Dargaud pour l'image)

Aïda, jeune femme, étudiante, fuit Bologne et un amour déçu pour rejoindre Trieste, la ville de sa famille maternelle. Elle se « réfugie » dans un look gothique et dans l'appartement de ses grands parents décédés, pour faire le point et se remettre en question. Là, rien n'a bougé depuis la mort des propriétaires, mais quelle n'est pas la surprise d'Aïda lorsqu'elle voit feu son grand père sortir tranquillement, et se rendre à la taverne... Le monde des morts et des vivants semble s'entremêler : entre la folie des fêtes de la jeunesse italienne de Trieste, et l'obscurité envoûtante de ses rues dans la nuit, peuplées d'ombres et de fantômes, la jeune gothique rencontre le ténébreux Nino, qui semble prisonnier de quelque chose, hors du temps... et qui a oublié jusqu'à sa propre existence.

« -un mort ne peut pas résoudre un problème qu'il avait de son vivant...

-alors c'est toujours les vivants qui paient les pots cassés ?

-je crains que oui, ma chérie... peut-être est-ce pour ça qu'on revient parfois... »

Désormais, Aïda porte sur elle le poids du destin de Nino, qui n'est autre que son grand-oncle perdu de vue à la veille de la seconde guerre mondiale par sa famille. Ayant oublié son passé, il hante solitaire les rues de la ville. A la frontière entre vivants et morts, la jeune femme remonte les traces d'un passé solitaire et caché, fait de traumatismes et des coups durs de la vie. Elle accompagne Nino dans l'évocation de sa disparition, revit avec lui ses derniers jours, lui donne le courage de faire face plus d'un demi-siècle plus tard à cette période de sa vie qu'il avait fui jusque-là. Période sombre, peuplée d'angoisses rapportées des tranchées et marquée par le constat destructeur de son incapacité à recommencer une vie normale. Aïda, à la fois guide et prise à témoin, bute sur le passé de sa famille, qui fait intimement écho à sa situation personnelle. La rédemption de Nino devient alors la sienne. Elle est autant hantée qu'elle hante une époque et un esprit qui auraient dû retrouver le repos dans l'oubli. Un lien très fort s'établit entre l'héroïne et le passé, qui ne se contente pas d'être une recherche, mais qui est bien une rencontre entre ce qu'elle est et ce qui la compose : son histoire, sans laquelle elle n'existerait pas. La question peut se poser : faut-il se souvenir de tout ?

On note avec tendresse l'humour décalé lié à la présence des grands-parents fantômes, qui coexistent tant bien que mal avec la jeunesse délurée des amies d'Aïda. L'image de Trieste, énigmatique, romantique à souhait pose un cadre feutré à l'histoire, et la ville, ses décors, ses sculptures, superposant passé ré invoqué et présent délabré, apporte une impression de complicité entre le lecteur, et les protagonistes, qui trouvent dans cette ville fantastique et rêvée un lieu commun dans lequel placer une histoire qui ne l'est pas moins. Beaucoup de poésie et de sensibilité dans le récit, sorte de promenade intérieure dans le passé.

Le graphisme réussit à merveille à marier fantastique et réalisme, impression de passé et modernité. Très expressif, il parvient tout aussi bien à exprimer avec subtilité le mal-être des personnages et à donner une épaisseur au cadre de l'histoire (décors, ville de Trieste). Le découpage, tantôt classique, tantôt complètement désarticulé est toujours adapté au ton du récit, et souligne avec à propos l'aspect « désorienté » de l'état d'esprit d'Aïda et le côté fantastique (au sens qu'on ne sait pas vraiment ce qui est vrai) de l'histoire. De grands aplats de noir, éclaboussés de taches de lumière ou griffés par des

touches de gris accompagnent cette ballade nocturne et donnent une sensation d'envelopper l'histoire, supprimant détails et perspectives lointaines. Loin de mettre mal à l'aise, ce parti pris graphique donne un ton intimiste et chaleureux à l'histoire. Les nombreuses cases représentant des décors contribuent aussi à nourrir cette ambiance, tout en imprimant un rythme posé à la narration. Le lecteur peut avoir ainsi l'impression de déambuler dans l'ambiance feutrée d'un songe éveillé – très reposant...

La conclusion, assez conventionnelle, évite l'écueil de la surenchère dans le fantastique comme de l'excès de pessimisme, et donne au contraire une note très vivante et sensée au tout. Les quelques pages de documentation (textes, croquis de l'auteur et photographie) permettent à l'auteur de s'expliquer sur le choix des thèmes et sur sa passion pour Trieste. Du coup, on irait volontiers y faire un tour !

VINCI, Vanna, Aida à la croisée des chemins, Dargaud, 2008 (édité pour la première fois en italien en 2003)


1 commentaire:

  1. Une très jolie histoire qui donne vraiment envie d'aller visiter Trieste !

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