lundi 9 août 2010

Bienvenue à Las Rosas



(merci aux Éditions de l'An 2 pour l'image)

Sud des États Unis... Le désert à perte de vue, une route de passage. Au bord de cette route, bien à l'écart de la ville, une station service à l'arrière de laquelle s'agglutinent des caravanes : Las Rosas. Peu de routiers s'y arrêtent, à peine quelques touristes. Et pourtant, dans ce coin au milieu de nulle part, autour de l'emblématique Marisol, toute une communauté s'est constituée et vivote dans un calme qui confine à l'ennui. Ici, il n'y a rien que des femmes, et quelques enfants. Pas d'hommes. Tous des salauds, ceux-là. Et la plupart des résidentes cherchent à les fuir. A fuir, en tout cas, les ennuis qu'ils apportent. C'est dans ce contexte que le shérif Flecha, alcoolique et bedonnant, débonnaire et compréhensif débarque Rosa, jeune femme enceinte et obligée de fuir les ennuis de la ville. Rosa, encore un peu ado, perdue, caractérielle, qui ne peut pas s'empêcher de poser des questions dont la franchise ne le dispute qu'à l'indiscrétion. Rosa, dont l'apparente dureté cache des tendances suicidaires. Et Rosa qui ne garde de son « Jimmy » qu'un souvenir collatéral qu'elle souhaite avorter.

Petite présentation des personnages
(attention, ça peut spoiler un chouillaton)

Rosa


Quand elle était en ville, Rosa dealait de l'herbe à l'occasion, macquée avec Jimmy, un dealer sans envergure. Mais lorsqu'elle a pioché dans la réserve de son « petit ami », ce dernier lui en a voulu, et plus qu'un peu. Sans la présence de Flecha, l'histoire aurait pu très mal finir. Toujours est-il que la voilà coincée à Las Rosas, loin de tous les attraits de la ville, et obligée de composer avec des caractères aussi trempés que le sien,  de se soumettre au rythme de vie quotidien. Elle qui ne s'en est jamais laissé conter...

Florentino Flecha
D'origine indienne, le shérif n'inspire pas la terreur, loin de là. Observateur, compatissant, porté sur la boisson et d'un physique pas forcément avantageux, il prête à la critique et au mépris facile. Pudique et réservé, il n'exprime pas souvent ce qu'il pense, et agit avec son coeur autant que sa raison. Pour autant, il ne se laisse pas emporter, et laisse glisser sur lui les propos amers ou blessants que ne manquent pas de lui envoyer ceux qu'il côtoie, ne voyant en lui qu'un représentant de la justice qui se mêle de leurs affaires. Il fait plus penser à un éducateur qu'à un représentant de la justice, image avec laquelle il ne joue pas, préférant à l'intervention la prévention. C'est ainsi qu'il a pris sous son aile Rosa, petite délinquante désorientée mais pas dangereuse, et qu'il remplit auprès d'elle le rôle de père de famille, sans en avoir la légitimité. Ses intentions, toutefois, sont pures, et Rosa le ressent, malgré ce qu'elle dit. Il a un petit côté fleur bleue tout à fait inattendu, et derrière son apparent détachement, il a besoin d'affection.

Marisol
Tenancière de la station service, c'est autour d'elle qu'orbite toute la petite communauté, communauté dont elle est co-fondatrice avec sa sœur Rosa. Caractérielle, mauvaise cuisinière, légèrement asociale mais généreuse, elle accueille sans distinction toutes les personnes de bonne volonté. Depuis la mort de sa sœur, dans des circonstances étranges, Marisol voue une haine féroce à son mari, Pedro Cuervo, qu'elle soupçonne d'être à l'origine du décès. Elle a une profonde affection pour angel, son neveu qu'elle est prête à défendre becs et ongles.

Amparo
Grande, émaciée, le port altier, Amparo a été riche, autrefois. Mais allez savoir pourquoi, elle a choisi de poser sa caravane ici, au beau milieu du désert. Elle semble détachée de tout. Peut-être est-ce 'herbe qu'elle fume régulièrement qui l'aide à ne pas trop s'impliquer, mais on ressent aussi chez elle une volonté de protéger Rosa d'erreurs qu'elle pourrait regretter plus tard. Elle est la moins effacée des résidentes de "Las Rosas", mais les représente bien : dans ce refuge loin des hommes, toutes veulent oublier leurs passés et se figent dans l'instant, par manque de force ou de volonté de vivre. En ce sens, l'arrivée en fanfare de Rosa, qui malgré ses tendances suicidaires a un énorme potentiel de vie, ne peut la laisser indifférente.

Yoli
Yoli est encore jeune. Ex prostituée, elle se cherche un nouvel avenir. Elle en a vu de toutes les couleurs, et ne s'en laisse pas remontrer par Rosa. De leur relation chaotique mais sincère naît une amitié faite de traumatismes communs, et d'une nécessité de se reconstruire. Dans son besoin de retrouver une vie « normale », Yoli s'attache à Pedro Cuervo, qui lui laisse miroiter la perspective de fonder une famille. Mais l'attachement passionnel et désespéré de Yoli à cette bouée de secours, cette porte de sortie vers un avenir meilleur, lui ôte toute capacité de réflexion objective, et l'empêche de voir les véritables objectifs de Pedro.

Pedro Cuervo
Mari de Rosa morte en sa présence, éternel rival de Flecha qu'il n'a jamais hésité à rabaisser plus bas que terre, chrétien mystique, Pedro Cuervo n'est pas très "net". Illuminé, calculateur, charmeur, victime, monstre d'égocentrisme ? On ne sait pas vraiment où commence le jeu d'acteur et où finit la sincérité avec ce personnage, tant il semble vouloir transformer le monde qui l'entoure en ce qu'il voudrait qu'il soit. Toujours est-il qu'il a un sérieux contentieux à régler avec son fils, Angel, au point de penser qu'un d'entre eux est de trop sur cette planète. Il charme sans scrupule Yoli pour tromper sa solitude. Il a beau se moquer de Flecha et de Marisol, il semblerait bien qu'il soit tout autant que ces deux-là prisonnier du passé, et que le décès de Rosa le rattrape petit à petit...

Angel
Grand absent de toute la première partie de l'ouvrage, Angel est le pivot de l'histoire. Ayant perdu sa mère (Rosa) jeune, puis envoyé en hôpital psychiatrique par son père Pedro Cuervo, il se réfugie derrière une insensibilité de façade. En réalité, il cherche à retrouver les moments de bonheur qu'il a vécu enfant à Las Rosas, et à rayer de sa vie un père à la source de tous ses malheurs.

Et pour finir...
Le rythme narratif est plutôt lent, les planches se succédant alternant paysages, monologues introspectifs et scènes anecdotiques du quotidien. Mais le déroulement du récit, s'il est relativement calme, ne donne pas vraiment une impression de lourdeur, mais plutôt celle de l'inéluctabilité du temps qui passe et d'un destin en route. Car derrière ce décor écrasé de chaleur, ces personnages ordinaires qui donnent tous l'impression d'interpréter un rôle sans intérêt et cette apparente absence d'évènements qui se joue et se rejoue chaque jour se cache l'édifice fragile d'une communauté humaine désabusée et incroyablement vulnérable. Car ici, c'est le royaume du non-dit, du secret que tout le monde connaît mais personne ne partage, car dans une si petite communauté, tout se sait ou finit par se savoir... Chacun a besoin de l'apparence d'une vie privée tout autant qu'il est tributaire des autres pour survivre. En jouant sur le décalage entre dialogue et cadres narratifs qui exposent les états d'âme des personnages, le récit en apparence simple force le lecteur à la conjecture. Des scènes simples, des interventions anodines à la TV, trouvent un écho significatif dans l'action en cours, qui devient presque une métaphore de la vraie vie... On ne sait plus comment lire les situations, de quel côté se mettre, et si ces double niveaux de lecture, ces faux semblant savamment instillés ne sont pas là juste pour égarer le lecteur.
Pourtant, derrière des situations parfois convenues, des ficelles qui semblent trop grosses pour être inventées, on ressent une espèce de fatalité qui nous rapproche du dénouement, et de vraies questions se posent auxquelles les « héros » trouvent, tant bien que mal, des réponses importantes. Les thèmes du suicide, de l'avortement, de la vengeance, de l'alcoolisme, de l'amour, de la recherche de repère sont ainsi abordés, et l'intérêt de la chronique sociale le dispute alors à l'intrigue policière. On ne sait plus trop quel est le vrai but de l'ouvrage. On se laisse volontiers prendre par la curiosité, et on suit sans se forcer les destins croisés de tous nos personnages, si misérables, si forts et si humains. Ce huis-clos s'achève sur un paroxysme attendu des sentiments, les révélations que le récit avait fait espérer, et, gâchons le suspense, sur l'aspect symbolique et positif d'un nouveau départ accordé à (presque) tous les personnages, de manière plus ou moins conventionnelle d'ailleurs.
Le dessin est réaliste et sans complaisance. Les personnages sont plus caractérisés par leurs défauts qu'enjolivés, l'auteur n'hésitant pas à utiliser des gros plans souvent « à charge » et très expressifs. Le trait est rapide, certains éléments du décor sont parfois juste ébauchés, recentrant la lecture des cases sur les expressions des personnages et certains détails matériel qui plantent le décor. Il faut dire que la plupart du temps, les codes graphiques pour les visages sont simplifiés presque jusqu'à la symbolique, rendant la lecture des expressions très peu équivoque. Le regard ne s'attarde pas sur un visage, une posture, un vêtement. Au contraire, certains éléments matériels sont représentés dans un style presque photographique, donnant parfois l'impression de regarder la photo N&B d'un quotidien d'information. L'utilisation systématique de trames grossières pour marquer les ombres, y compris sur les détails fins comme les visages peut rebuter, je vous l'accorde, mais sert tout à fait le sujet, qui profite de ces ambiances surexposées et de ces scènes que le regard survole presque.
On a, en refermant l'ouvrage, le sentiment d'une lecture distrayante, rondement menée, mais qui a tenu ses promesses. Pas de chef d'œuvre absolu, d'originalité exceptionnelle, de sens profond qui change la vie... Mais sans conteste un roman graphique bien fait, sans prétention à la démesure, qui apporte son lot d'aventure, de distractions et d'intrigues, sans tomber dans les sirènes du commercial. Une BD qui mérite vraiment de trouver son public.
PASTOR, Anthony, Las Rosas, Actes Sud-L'an 2, 2010

mardi 3 août 2010

Les derniers jours d'un immortel : tendre vers la perfection sans se trahir soi-même




(Merci à Futuropolis pour l'image)


J'ai entendu parler du "derniers jours d'un immortel" par plusieurs échos, généralement positifs lors de sa sortie. Après un rapide feuilletage en librairie, j'étais reparti convaincu que j'économiserai quelques zeuros, pour une triviale raison d'incompatibilité graphistique entre cet ouvrage et moi. Le critère peut paraître aussi trivial qu'approximatif (on me le dit et le redit), il vaut ce qu'il vaut. Et puis, en discutant par ci par là avec Yugen et avec des libraires ayant eu l'opportunité d'étudier l'ouvrage un peu moins superficiellement, je me suis rendu compte que quand la critique n'était pas dithyrambique, elle éreintait l'ouvrage avec une virulence de bon aloi. Et bien, donc, voici un ouvrage qui ne laisse pas indifférent. Au pire, me suis-je dit, je ne m'ennuierai pas. Et puis il est toujours bon de savoir de quel côté de la critique on se range, histoire de jauger les futures impressions averties des forums, libraires, et autres avis libres sur la BD...

Voici le pitch : Notre univers, bien longtemps dans le futur. Les êtres humains ont acquis la capacité de créer des clones (nommés « échos »), de récupérer leur mémoire, et ainsi de s'assurer une vie éternelle. Chaque être humain peut donc disposer de plusieurs échos, qui peuvent agir simultanément et en toute autonomie.
D'autre part, l'espèce humaine a intégré « l'Union », structure politique qui regroupe toutes les espèces pensantes de l'univers et permet aux différentes espèces de communiquer et de se comprendre.


Nous arrivons au cœur de l'intrigue : dans ce monde remarquablement « lisse », où la mort définitive n'existe pas, où la technologie permet la téléportation et la transmission de pensée, où il est possible de vieillir et de rajeunir à volonté, tout semble possible. Mais les limites immuables du temps et de la compréhension perdurent, et s'érigent en obstacles à la toute puissance de la volonté des espèces pensantes. Ainsi s'est formé le corps des philosophes, qui est appelé à résoudre des affaires de meurtre (et il ne faut pas toujours croire qu'avec l'immortalité de fait le témoignage de la victime soit toujours éclairant), de médiation et de prise de contact entre espèces. Elijah en est l'un des tout meilleurs représentants. Visage angulaire, léger sourire avenant, d'humeur toujours égale et d'une remarquable perspicacité, il est respecté de tous. C'est à lui qu'on fait appel pour résoudre les affaires les plus compliquées. Il a la confiance des dirigeants de l'Union, et est à bien des égards, un représentant de l'espèce humaine auprès des autres entités de l'univers.
Sauf que... Derrière cette image de sage et de modèle se trouve un être humain, non une machine. Sa clairvoyance, le respect conscient et inconscient que lui témoignent les autre humains (jusqu'à ses proches) l'excluent petit à petit de la société dont il est pourtant le représentant presque ultime. Le suicide de son meilleur ami, Matthias, déclenche alors une remise en question : pourquoi ce dernier n'a pas fait appel à Elijah pour l'aider ? Comme quoi on peut être un spécialiste dans la perception des rapports entre êtres intelligents de toutes espèces, et ne rien voir venir lorsqu'il s'agit de comprendre son meilleur ami, dans le cadre de relations qui ne découlent pas forcément de codes ni de logique. Et Oh combien est-il difficile, alors, de se comprendre soi-même !? Nous suivons donc Elijah, charismatique et sans reproche, au long de plusieurs enquêtes au cours desquelles la réalité n'est pas toujours ce qu'elle paraît être. De fil en aiguille, on finit par ressentir, sous les aspects austères et neutres du héros, un mal-être lié à un univers où perfection ne rime pas forcément avec bonheur.


Voici une histoire de science fiction tout à fait remarquable : un peu vieille école, certes, dans le sens où elle n'en rajoute pas des tonneaux en technologie et en effets spéciaux. Ici, le propos des auteurs n'est pas de nous expliquer comment tout fonctionne. A vrai dire, ils ne nous expliquent rien. Mais après tout : pas besoin de comprendre comment fonctionne un grille-pain pour se faire une tartine le matin, hein ? Le design des machines est minimaliste, à tout dire délicieusement rétro, et elles s'intègrent à merveille dans un décor qui s'ingénie (ce n'est pas toujours facile) à faire passer en arrière plan le spectaculaire et l'incroyable pour focaliser l'attention du lecteur sur le reste : dialogues, expressions, affaires en cours. Ainsi, l'univers tout entier est un peu « fade », même s'il nous réserve suffisamment de lieux et de concepts exotiques et inattendus (je pense à la piscine, aux sculptures itinérantes...). Les cases sont toutes en décors géométriques, les objets sont réduits à leur expression la plus simple et la mode vestimentaire en remontrerait en terme de sobriété et de manque d'originalité au costard cravate gris de nos hommes d'affaires. De grands aplats noirs, blanc, gris servent la plupart du temps de fond aux cases, transformées en scène théâtrale sur laquelle évoluent les personnages principaux, rarement des foules.
Les personnages sont, disons le terme, moches. En fait, ils se réduisent à quelques traits, très « ligne claire » à ses débuts, et ne se différencient parfois les uns des autres qu'à un petit détail anatomique (coupe de cheveux, menton un petit peu moins pointu...). En dehors d'Elijah, au physique volontairement très marqué, les humains sont ainsi "lissés" presque à outrance. On peut aussi trouver de mauvais goût les coiffures de certains personnages, à la limite du kitsch. Par contre, pour tout ce qui est des espèces extraterrestres, le trait s'autorise des fantaisies dépaysantes mais pas forcément déstabilisantes qui font parfois penser à un album pour enfants.


Le trait global tend donc à la clarté narrative et à l'absence de fioritures. Le noir et blanc et les décors épurés ouvrent en grand les portes de l'imaginaire, mais sans nous distraire du propos principal. Les auteurs nous font ainsi réaliser qu'on s'identifie d'autant mieux au héros que son univers est simple. Si les possibilités d'action sont rendues plus vastes par une technologie futuriste, l'être humain, lui, ne change pas. Les seuls éléments qui ne soient pas graphiquement ou conceptuellement simples sont les extraterrestres. Dès le début de l'histoire, le fossé entre les espèces se montre infranchissable, malgré les efforts manifestes de codification des rapports et de bonne volonté de part et d'autre. Mine de rien, sous ses aspects purement SF et imaginaires, il y a quand même dans ce roman graphique rondement mené quelques leçons de vie à méditer...


VEHLMANN, Fabien / BONNEVAL, Gwen de, Les derniers jours d'un immortel, Editions Futuropolis, 2010


Ajout au 14 avril 2013 :

 (photo TF)

Merci beaucoup à Gwen de Bonneval, qui s'est montré très simple et disponible au festival de la BD d'Aix en Provence. Une question se pose toutefois : comment se fait-il que cet auteur ne soit pas assiégé (comme certains autres) !? D'un côté, ça m'arrange, mais de l'autre... ça me chiffonne, quand même !