(merci aux éditions Delcourt pour l'image)
Mince. J'ai l'impression en refermant cet ouvrage d'avoir franchi une frontière, subtile mais indiscutable, de la bande-dessinée. D'un côté, le commercial (ce qui n'empêche pas la qualité, ne nous trompons pas), l'aspect reluisant et facile à lire, le récit divertissant, les dorures qui brillent, clinquent et attirent l'œil, et de l'autre... un médium (du papier, de l'encre, tout le tintouin) qui est nettement plus inquiétant par sa capacité à tout faire, tout raconter. Sans... limite. Sans raison, non plus. Mais dont la matérialité s'alourdit de tout le poids de l'imaginaire, qui l'espace d'un moment frôle la réalité. Un truc qui fait un peu réfléchir, quand même.
La Perdida commence avec une couverture colorée (jaquette – chapeau bas les éditions Delcourt) tout en profondeur, scène paisible et calme dans laquelle on voit l'héroïne traverser un parc, sac sur le dos, nez en l'air, ambiance estivale. Le titre semble flotter au dessus de la scène, perdu dans les ramures des arbres, un peu comme un générique de film de vacances. Si on ôte la jaquette, on découvre la même scène, de nuit. Déjà, c'est moins engageant (mais qui enlève la jaquette d'un livre avant de le lire, je vous le demande ?). Premières pages : le dessin passe au noir et blanc. Tout en traits nerveux au pinceau, avec des hachures omniprésentes, qui le cèdent aux aplats noirs, donnant une impression d'ombres omniprésentes, et/ou d'enfermement. Inversement, les cases qui en sont dépourvues ressortent naturellement lumineuses. (merci M. de La Palice).
Nous rencontrons dans une rue d'une ville enneigée une jeune fille souriante, la suivons dans un restaurant alors qu'elle commande des tacos (tout sourire), la suivons encore lorsqu'elle se remémore la fois où elle a commandé la même chose dans un espagnol approximatif (encore en souriant), puis lorsqu'elle se rappelle de quelqu'un associé à ce souvenir (air contrarié puis franchement mécontent), et enfin la suivons encore lorsqu'elle reconnaît une personne dans la rue (anxiété, peur), fuit le quartier mexicain toute perdue dans ses souvenirs (tristesse) et contemple une poupée mexicaine dans les transports en communs (nostalgie, sentiment d'exil). Fin de l'introduction. L'histoire peut commencer. La narratrice nous emmène alors dans une espèce de journal personnel, qui se déroule en temps réel. Le décalage, entre les pavés narratifs qui semblent distanciés de l'action et le récit format BD classique plein d'anecdotes du quotidien est accentué par un début d'ouvrage tout en espagnol sous-titré au bas des cases qui peut rendre la lecture fastidieuse (surtout pour les non-hispanophones). Et on ne peut pas dire que ça débute mal : une jeune américaine, dont le père mexicain est parti alors qu'elle était enfant, recherche ses racines à Mexico. Bon, le voyage a été préparé à l'arrache, elle crèche chez un petit ami de commodité, elle ne parle pas le langage des autochtones... Mais on peut dire qu'elle découvre le pays sous un bon jour. Comme une touriste. Mais voilà au détour d'un vernissage qu'elle se fait prendre à partie par Memo, un communiste convaincu et véhément, qui va lui faire comprendre que les gringas américaines ne peuvent pas prétendre comprendre la vie des mexicains. Et voilà notre Carla (quoi, je vous avais pas dit son nom ?), empêtrée dans ses doutes, qui le prend au mot et pousse encore plus loin l'aventure. Au point de se renier sans pour autant s'intégrer réellement. On participe pleinement de cette fuite en avant, histoire d'amour, de colocataire, de convictions politiques, d'illusions consenties et partagées. Et avec Carla, à la fois actrice/victime en direct et narratrice en voix off, on se rend compte que quelque chose ne va pas. Que cela ne mène nulle part... dans le meilleur des cas. Le retour sur terre est pressenti, et brutal lorsqu'il survient. Les souvenirs de voyage cèdent le pas au thriller psychologique sans que l'héroïne n'y soit vraiment préparée. Pas que l'histoire se transforme d'un coup en bande-dessinée de suspense haletante et efficace, non, non ! Juste que la réalité, celle-là même présente dès le début du livre, se montre sous un jour différent. On se rend juste compte que c'est pas parce qu'on ne l'avait pas remarquée qu'elle n'était pas là.
Au final, un roman graphique pas spécialement accrocheur dans le graphisme (même s'il est efficace, propre, il est aussi assez neutre), dont le récit demande un petit temps d'adaptation au lecteur. Mais une fois que l'histoire commence à se dérouler, on se laisse vraiment prendre, et on parcours les pages avec curiosité, bercés par le quotidien qui nous est raconté, rassuré par l'introduction du livre. C'est un peu plus tard que se met en place un scénario plus oppressant, moins « superficiel ». En tout cas, c'est une lecture qui se mérite, mais qui ne se regrette pas.
ABEL, Jessica, La Perdida, Editions Delcourt, 2006
Ajout au 14 avril 2013 :
(photo TF)
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