samedi 27 février 2010

Frances, ou comment le dessein supplante le dessin

(merci à Cambourakis pour l'image)


Ada, jeune femme seule, la trentaine vit seule chez son père, vieil homme diminué et qui commence à perdre la tête. Son frère August est mort un soir d'ivresse, laissant derrière lui une petite fille à charge : Frances. Ada va donc, par décision familiale, chercher puis recueillir sa nièce. La rencontre avec Frances, enfant directe et franche ne semble pas partie sous les meilleurs auspices. Mais peu à peu, leurs deux solitudes vont se comprendre et s'apprivoiser. Ada, maladroite mais sincère, trop seule et désemparée, d'un côté. Frances, qui refuse la mort de son père et cherche des repères de l'autre. Toutes deux sont étouffées par le regard des autres qui les jugent et les condamnent (Ada pour être une vieille fille seule, Frances pour être la fille d'un ivrogne vagabond). Cristallisant toute cette réprobation, Anne, soeur cadette d'Ada : mariée, deux enfants (deux pestes, d'ailleurs), très comme il faut bonne situation mais qui se permet de régenter la vie de sa soeur -pour son bien, évidemment. Ada, à sa manière, est "prisonnière". Elle doit rester près de son père, qu'elle a à charge et pour qui elle a sacrifié son indépendance. Frances, elle, est plus solide. Même si elle n'a pas plus de choix, elle ne s'en laisse pas conter par les autres enfants. Mais son père lui manque, d'autant qu'elle est la seule à le pleurer.

Au travers de ces thématiques de regards et de solitudes, de tentatives de vivre avec quelqu'un et de s'en rapprocher, de bien faire malgré des aspirations contraires... Frances devient le catalyseur qui va permettre à Ada de se libérer de quelques-uns de ses fantômes. L'arrivée de la jeune fille casse le carcan du quotidien de la jeune femme effacée qui doit d'abord s'accepter (notamment accepter le droit d'être attirée par les femmes) avant de pouvoir se faire accepter.


Le dessin, entièrement réalisé au crayon gris (semble-t-il) est le premier élément marquant de l'ouvrage. Marquant quand il n'est pas tout simplement choquant. Rien n'est droit, rien n'est précis, tout semble approximatif (voire est approximatif). Cette hésitation dans le trait empêche qu'il se dégage une impression de réelle maîtrise ou la sensation poétique qu'apportent parfois les représentations personnelles de la réalité. Les visages des personnages, sur dimensionnés, font fi des proportions humaines, changent d'une case à l'autre, sont parfois réalisés en quelques traits qui donnent l'impression d'être à la fois vite faits et hésitants (!). L'absence d'encrages bannit tout aplat noir dense, tout trait précis. On se retrouve donc avec des dessins qui donnent parfois l'impression d'être sales, mal travaillés (un coup de gomme, parfois, aurait pu sembler évident). Certains dessins sont, disons-le tout de suite, ignobles (et je pèse mes mots).

(une fois n'est pas coutume, je me permets une citation
- pour se faire une idée - du pire : p.9)

Ils donnent vraiment l'impression d'avoir été faits par un enfant ou par quelqu'un qui ne sait pas dessiner. Pour finir, le lettrage à la main (et toujours aspect « crayon gris ») finit de peaufiner cet aspect « pas fini » et amateur de l'ouvrage.

MAIS (et oui il y a un mais)

Mais malgré tout le mal que je viens de m'évertuer à écrire (et dont je pense le moindre mot) il y a quelque chose qui interpelle dans ce récit. Sa sensibilité, la fragilité de l'héroïne, la complicité qu'on peut éprouver avec certains personnages, la pudeur du récit... Je ne sais pas trop. L'auteur a crée en Ada un personnage très crédible, avec ses faiblesses, ses défauts, ses espoirs. Au fil de l'histoire Joanna Hellgren nous montre nombreuses facettes de cette jeune femme, n'hésitant pas à la représenter esthétiquement sous quelques aspects pas très flatteurs. Mais c'est justement cette représentation qui la rend réelle, tangible, compréhensible. Attachante. L'auteur réussit à plante un décor, des personnages, à donner au récit une atmosphère feutrée qui réussit à faire oublier les calamités graphiques. Il faut dire que sans renier ma diatribe introductive concernant le graphisme global, certaines planches font preuve d'une maîtrise et d'une qualité évidente de dessin, tout en détails et jeux ingénus de lumière, se rapprochant plus de la représentation artistique que du dessin narratif « bédévisuel » conventionnel.

Par souci d'équité, voici une autre citation qui reflète

d'autres ambiances beaucoup plus travaillées : p.37)


Signalons aussi que plus l'ouvrage avance, plus les imperfections criminelles du graphisme, qui sautent aux yeux en début d'ouvrage, se lissent (d'autant plus que le lecteur s'habitue au rendu crayon de papier) et le dessin tantôt maladroit, tantôt maniéré, se met à servir une histoire touchante, toute en finesse et riche de petits détails. Le lecteur, alors, touché tout de même par la grâce de l'ensemble, garde après avoir tourné la dernière page une impression de justesse du récit et d'une histoire chaleureuse. Tout en se demandant quand même si l'auteur sait, oui ou non, vraiment dessiner... (question rhétorique, mais elle s'impose).


HELLGREN, Joanna, Frances, épisode 1, éditions Cambourakis 2008

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