Résumé : New York. Un homme seul regarde la télé dans un appartement en désordre. Factures et vaisselle s'accumulent. Tout un coup, un éclair tombe, l'individu est obligé de fuir, n'emportant que l'essentiel : un briquet, un couteau suisse, une montre. Il s'agit d'Astérios Polyp.
Astérios est un architecte renommé. Ses théories et analyses architecturales en font un universitaire de premier plan, même si aucun de ses projets n'a jamais vu le jour dans la réalité. Monstre d'égotisme, il réinterprète en permanence le monde qui l'entoure pour qu'il coïncide avec sa propre vision des choses, tout en soignant son amour-propre. Il porte sur l'univers un regard à la fois intellectuel et théorique, mais surtout monstrueusement condescendant. Cependant voilà, lorsque la foudre frappe son appartement, toutes ses archives, toute l'œuvre de sa vie, disparaît en fumée dans l'incendie qui suit. Désormais sans toit, sans preuve de son existence, et surtout seul, il prend le premier car qui vient pour recommencer sa vie. Il échoue ainsi au pied d'un garage dont le gérant, un grand gaillard un poil rustique mais très humain n'hésite pas une seconde à le prendre comme aide. Forcé à prendre du recul sur lui-même dans cette nouvelle vie, radicalement différente de l'ancienne, Astérios peut alors au regard de son passé rechercher de nouveaux objectifs pour continuer à exister. De cette exploration sans concession de lui-même, il ne peut ressortir que différent : et si au lieu de de briller par son érudition et son éclat, il se contentait de vivre par ses actions ?
A la lecture de ce gros ouvrage, on reste estomaqués par l'ampleur que prend le récit, dans sa forme et dans son fond. Sur le principe de l'histoire, rien à priori de très compliqué : on explore avec Astérios le passé, jusqu'à rattraper le présent. Mais la richesse des thématiques évoquées ainsi que la maestria graphique qui émaillent le fil du récit posent rapidement un problème majeur : si la BD se lit très vite, on peut regretter un foisonnement qui se cache derrière la simplicité du récit et qui empêche toute compréhension rapide des tenants et aboutissants de l'œuvre. Un détail par ci, un parti pris graphique par là... et différents éléments de l'histoire se font écho et ne manquent pas de donner l'impression qu'on a raté quelque chose. Et de fait, une lecture un peu plus poussée change un tantinet la vision globale des évènements...
Mais, d'abord, voilà une brève présentation des personnages :
Difficile d'imaginer pire monstre d'égoïsme qu'Astérios. Brillant, reconnu, il ramène tout à lui, et occupe sans cesse le devant de la scène. Il ne supporte pas de ne pas totalement maîtriser une situation, de ne pas être le point focal de toutes les attentions. En contrepartie, il dégage un charisme impressionnant accompagné, disons-le, d'une bonne dose de talent. Mais il se contente aussi beaucoup d'auto-justifications, et se soucie assez peu de confronter ses théories à la pratique. Il lui suffit d'avoir raison - ou d'en être persuadé. L'incendie qui détruit toute son œuvre écrite lui fait prendre conscience de la vacuité de sa vie, question achèvement pratique et matériel.
On dit que les contraires s'attirent. Hana en est l'exemple parfait. Aussi discrète qu'Astérios est mégalo, aussi artiste qu'il est cartésien, aussi sensible qu'il est hautain, elle éprouve pour lui une admiration existentielle. D'où leur mariage. Mais petit à petit, elle ressent le besoin d'être reconnue pour elle-même, et non pas seulement par rapport à lui. L'arrivée du fantasque Willy « Chimère » va lui faire prendre conscience de ce besoin de liberté.
Parlons-en, de Willy « Chimère ». Petit, gros, pas spécialement distingué ni dans ses propos ni dans ses manières, Willy semble être l'antithèse d'Astérios. Toutefois le metteur en scène est, par bien des égards, génial et exubérant. Il reste totalement insensible à l'univers d'Astérios, qu'il ignore royalement. Il propulse Hana (ainsi que tous ceux dont il a besoin) au premier rang de ses préoccupations. L'artiste, alors mise en valeur par son travail propre, sort de l'ombre de son mari et a l'impression de vraiment exister par elle-même.
Que dire de Stiff Major ? Il massacre allègrement le langage, confondant les mots sans le moindre remord. Grosse baraque, cœur d'or, paisible, il passerait presque pour un « brave gars ». Mais derrière ces apparences simplettes se cache une personnalité très pure, capable de porter sur les autres un regard sans jugement, et qui mène une vie simple, tout en étant profondément accomplie. L'inverse d'Astérios, intellectuel à outrance et excessivement superficiel.
Ursula Major est une personnalité incroyable. Difficile de l'imaginer vivre avec Stiff, mais encore une fois, les opposés s'attirent. Elle ressemble beaucoup à Astérios, avec un petit côté « Castafiore ». Personnalité imposante, elle aussi réinterprète le monde, mais du point de vue des esprits et de l'astrologie. Très cultivée, prenant soin de son apparence, elle est aussi très perspicace et reconnaît en notre héros une espèce d'alter-ego égaré sur le chemin de la vie.
La rencontre avec le compositeur Kalvin Kohoutek est l'élément déclencheur de la rupture du couple Polyp. Cet artiste diminué, passionné mais un poil bordélique s'exprime et vit totalement par son art. Si Hana l'admire, Astérios le raille, ne pouvant le comprendre. S'ensuit donc une argumentation tendue, l'une forçant l'autre à prendre en considération la possibilité d'une altérité qui s'inscrit dans la matérialité et réfute la théorie.
Les parents d'Astérios sont le symbole même de ce que la condition humaine a de pire. Inéluctabilité de la maladie, impuissance, dégoût de l'humanité, bassesse des pensées... Ramené à son statut d'humain (qu'il renie intérieurement) en leur présence (maladie du père, qui le cloue au lit dans un état végétatif), Astérios entretient face à eux des rapports d'attraction et de répulsion.
Il y a relativement peu de couleurs (en nombre) dans l'album. On peut alors s'interroger sur le parti pris de celles-ci :
Dès la couverture, des indices sont donnés sur l'utilisation des couleurs. Le bleu, carré, géométrique, correspond à Astérios. Le rose, moins angulaire et qui accepte les arrondis (ça ne vous fait pas penser à la tête du héros, ça ?), correspond à Hana, et de manière plus générale à l'amour fait chair que rencontre Astérios. Enlèverait-on l'une des deux que le titre deviendrait illisible. La relation entre Astérios et Hana est ainsi marquée par les traits et couleurs de vêtement (on peut ainsi voir Astérios avec une chemise rose et Hana avec un vêtement bleu). Le mélange de ces deux couleurs donne le mauve qui est la base de tous les dessins (au lieu du classique trait noir). La quatrième de couverture met en œuvre Astérios, les mains dans les poches, en couleur jaune... et si en réalité il ne s'agissait pas de lui ?
On se rend alors compte qu'on a oublié un personnage important de l'histoire, ou plutôt, qu'on l'a confondu avec un autre. Il s'agit d'Ignazio. Prenons le parti qu'il n'est pas juste un souvenir ou un intervenant purement onirique, mais qu'il est en réalité une partie importante de la personnalité d'Astérios. (Astérios Polyp = Astérios Poly Personalities ?) En effet, en y regardant bien, c'est un personnage actif de l'histoire. A l'évocation de la naissance des jumeaux, ces derniers sont présentés : Astérios, celui qui a survécu ; puis Igniazio, celui qui est mort, succédé par un « c'est moi » sans équivoque venant du narrateur. En partant de ce postulat on peut imaginer que la personnalité presque exclusivement intellectuelle d'Astérios bride la vie d'Igniazio, tout en la définissant. Ce dernier serait alors la source de toutes les théories de l'architecte, basées sur la dualité et la symétrie, et qui lui valent une reconnaissance mondiale. Sur cette base, le marqueur de personnalité d'Igniazio est donc en fait le jaune. A bien y regarder, cette couleur, celle de l'incendie (Igniazio-Ignition), apparaît dès l'ouverture de l'histoire, lors de l'intervention du narrateur (qui introduit Astérios, si on fait bien attention). Incendie « salvateur », qui achève de consumer (à la relecture du livre), la déchéance d'un héros devenu pitoyable et négligé. Dès lors, les rôles sont inversés : Igniazio prend la place d'Astérios, laissant finalement ce dernier sur le bord du quai de métro, et part commencer sa nouvelle vie. Il colonise les rêves de son hôte, alors réduit au rang de simple spectateur. Premier rêve apparaissant dans la narration : Astérios est alité dans un hôpital, et demande une cigarette (référence au père, dont Astérios a pris le briquet). Dès lors, le personnage devenu Igniazio, ne fume plus, et se sépare même du briquet paternel en le donnant à un ancien détenu. En y réfléchissant bien, au retour de sa descente aux enfers en forme de conte d'Orphée (et sorte de résumé du parcours du héros depuis le sinistre de la situation initiale), c'est donc bien Igniazio qu'Astérios ramène du monde des morts, sous forme de l'incendie qui condamne Hana. Astérios , évoqué dans les souvenirs du héros tout au long de l'histoire, ne réapparaît ainsi vraiment qu'à la fin de l'ouvrage, suite à son accident (provoqué par la personne qui possède le briquet du fumeur de père d'Astérios). L'influence d'Ursula réveillera bien quelques-uns des aspects de la personnalité d'Igniazio, mais pas suffisamment pour empêcher Astérios de se précipiter vers son ancienne vie. A noter que sur les dernières pages, le code couleur est chamboulé... Jusqu'au coup de théâtre final, qui semble un tour du destin, mais au cours duquel le héros est rattrapé par lui-même (champ lexical lié aux prénoms, encore une fois...). Déterminisme, pas déterminisme : à vous de juger.
Graphiquement, il n'y a que quelques mots à dire : attention, génie ! Le trait est simple et extrêmement iconique. Mais cette simplicité, cette presque « ligne claire » est trompeuse. Il n'y a pas jusqu'aux dialogues dont le lettrage (merci Yugen) ne possède pas la régularité parfaite d'un traitement informatisé, ce qui autorise quelques petits débordements et onomatopées très discrets, le tout s'intégrant parfaitement à l'ensemble. Ainsi, l'image est soignée dans ses plus petits détails, l'auteur dissémine des indices, personnalise ses personnages par petites touches. Ainsi, si la couleur caractérise les personnages, il serait aussi intéressant de se pencher sur la forme des phylactères. D'autre part, on note quelques ruptures dans le trait : lorsque Hana est représentée sous sa forme dessinée « artiste » (multitude de petits traits), et lorsque Astérios est représenté sous sa forme « géométrique » (traits schématiques). On pourrait dire que l'amalgame des deux forme le style graphique général de l'ouvrage, tout comme leurs couleurs mélangées forment le mauve de l'ensemble. Autre dérogation à ce style : la métaphore du voyage d'Orphée aux enfers, composée de dessins plus sombres et torturés (avec une parenthèse purement géométrique lorsque « Orphée » décrit son malheur).
Pour conclure : voici un album qui se démarque de toute la production actuelle. D'abord au niveau de l'objet physique. Une couverture pour moitié toilée et pour moitié faite de carton brut, recouverte d'une jaquette partielle qui ne protège rien du tout mais sert seulement de support au titre et aux illustrations imprimées. Faute de moyens ? Impossible, quand on voit que les illustrations sont reprises en relief en première et quatrième de couverture, cachées derrière la jaquette... L'ensemble est horriblement fragile (les coins et la coiffe sont à la merci du moindre choc, et s'abîment rapidement). Il faut dire que le contenu est tout aussi atypique, avec un roman graphique (parce que le graphisme apporte une part non négligeable de la narration) qui déroule un récit de prime abord plein de froideur (après tout, le héros est expressif comme un caillou) mais en fait rempli de sensibilité. A lire, ne serait-ce que pour se faire une idée. Absolument.
David Mazzucchelli, Astérios Polyp, Casterman, 2010
Impressionnant, passionnant, il compte au moins double...
RépondreSupprimerVous pouvez toruver un article sur Asterios Polyp sur http://blog.paris3e.fr/post/2011/01/30/Un-super-heros-etoile-Asterios-Polyp
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