Les funérailles de Luce ? C'est quoi ce titre alambiqué, obscur, hermétique ? Qui c'est qu'on enterre ? Et puis d'abord, c'est qui, Luce ?
Et bien nous voici face à face à un album qui raconte une tranche de vie, perçue par une enfant : Luce. Cette petite fille a deux particularités qui la rendent unique en son genre. La première est un chapeau incroyable, visible sur la couverture, et qui défie la mode la plus avant-gardiste qui soit. La deuxième est à peine moins étonnante : Luce peut voir la mort (oui, oui, celle qui vient recueillir les âmes des trépassés...) se balader dans la rue. Et je peux vous assurer que ce n'est pas le genre de vision qu'on peut facilement appréhender lorsqu'on est encore un petit enfant.
Avec un trait rapide, Benoît Springer croque des personnages sur le vif, et plante des décors vivants et loins d'être figés. Le style des de l'ensemble est réaliste, même si au niveau des visages, l'expressivité et les sentiments sont privilégiés, confinant parfois à la caricature. L'utilisation d'un pinceau vif et presque sec pour réaliser les zones d'ombres crée de multiples nuances de gris à la limite de paraître « brouillonnes », mais qui contrastent avec certains aplats réellement noirs rares, mais significatifs. Sur l'ensemble de l'album, le graphisme porte plutôt sur la simplicité et le dépouillement, privilégiant la clarté et la force du message narratif à la surcharge d'informations. Ainsi, peu de cases sembleront « léchées » jusque dans les plus petits détails mais toutes apportent du mouvement et de l'animation. Exceptions qui confirment la règle, certaines cases tranchent sur le reste et sont complètement figées, p. 68-70, lorsque Luce est confrontée à la mort.
Le format des planches, un gaufrier à six cases très rarement interrompu (et jamais de manière anodine) impose un cadre strict et sobre au récit. Mais l'alternance régulière entre cadrages larges et très gros plans réussit à donner un ton intimiste à l'histoire, et à nous mettre « au niveau » de l'héroïne encore dans l'enfance. Sinon, des plans moyens nous positionnent en spectateurs d'un quotidien globalement heureux quoique sans grandes aventures. Certaines séquences en plans fixes imposent parfois une sensation de lourdeur dans le rythme narratif, une impressipn de pesanteur teintée de solitude presque palpable.
Au niveau du scénario, l'auteur réussit à nous transmettre une très sincère impression de vécu par l'évocation de certains décors pleins de réalisme et de vie, comme dessinés sur place. On s'implique très facilement dans l'histoire via ces ambiances simples (le jardinage auprès du grand père, le marché, le bistrot ou l'intérieur désuet d'une personne âgée). D'autre part, l'auteur aborde avec pudeur des sujets lourds ou réels mais rarement évoqués, mais sans censure. Ainsi, le suicide lié à la solitude ou encore l'amour entre personnes âgées sont présents, éléments essentiels à la trame du récit. Ces représentations du quotidien au ton juste et sans fioriture offrent un contraste d'autant plus saisissant qu'il est inattendu avec les « visions » de la mort qui s'imposent à Luce. Rien de stéréotypé dans la représentation qu'elle se fait du phénomène ; au contraire, des images qui ne cadrent pas avec le contexte, simples mais étranges (très métaphoriques et hautement symbolique). Une impression de « pouvoir paranormal » que possèderait Luce se renforce lorsque sa vision de la mort intervient indépendamment de sa présence : nous assistons à des faits qui se déroulent dans l'intimité de l'histoire, seuls spectateurs des événement avec les images de la Mort vue par Luce. C'est là le seul couac narratif de l'ouvrage, mais il fallait bien représenter la Mort de manière cohérente tout au long du récit, sous peine de perdre les lecteurs. Autant le dire tout de suite : la piste des supers-pouvoirs, relève juste de la licence narrative, et est de toute manière anecdotique. Le sujet de l'album est plus la psychologie d'une enfant face à des évènements qui la dépassent qu'une certaine « spectacularisation » de la mort. Mort qui, comme nous le démontre brillamment cette bande-dessinée est avant tout l'absence d'une présence autrefois vivante (et donc l'apprentissage de l'intolérable de cette absence), et pas seulement l'arrêt de la vie.
- Les deux seules planches ne disposant qu'une seule case sont celles de la première et la dernière vision de la mort par Luce dans l'album. La première case (qui occupe toute la planche) est la vision enfantine d'un concept personnifié par l'héroïne. La dernière case, taille standard mais centrée dans la planche est la vision « adulte » d'une mort abstraite mais qui a un impact beaucoup plus intime et réel sur la vie. De par son format, elle se conforme à l'ensemble du récit. Cette image-là nous est, malheureusement, beaucoup plus familière...
- On peut relever le rôle joué par la coccinelle, précédent la première vision de la mort au marché, puis sur le trottoir avant la scène finale : d'observatrice, Luce est devenue partie prenante. Inconsciemment, elle sait qu'elle n'a pas le pouvoir de refuser que les évènements suivent leur cours...
- La mort apparaît sous ses trois aspects : mort naturelle, suicide et accidentelle.
- Trois générations très marquées sont présentes dans l'ouvrage : Luce, seule représentante des enfants. La génération des grands-parents (souvenir d'enfance de l'auteur ?) omniprésente et très concernée par la thématique de l'ouvrage. Et la génération de l'auteur (dans la réalité) : les adultes/jeunes adultes, remarquablement absents et spectateurs, comme trop occupés par la vie, et qui n'ont pas le temps de s'attardant auprès de leurs parents (en attente de leur mort ?). On peut s'interroger sur l'aspect autobiographique de l'ouvrage, et quelle part l'auteur a placé de lui-même par souvenir, vécu ou projection, dans chacune de ces générations.
Benoît SPRINGER, Les Funérailles de Luce, collection Integra, Editions Vents d'Ouest
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